Une spécialiste de la souffrance au travail poursuit son ex-employeur

Posté le 10 décembre 2013 | Dernière mise à jour le 13 mars 2020

Marie Pezé n'est pas venue, jeudi 5 décembre, au tribunal administratif de Cergy-Pontoise. Son emploi du temps l'a empêchée d'être là lorsque les juges ont remonté le fil de sa carrière, qui s'est brisé net, il y a trois ans et demi. Une affaire douloureuse : d'un côté, il y a la psychanalyste, considérée comme l'une des plus grandes spécialistes des risques psycho-sociaux en France ; de l'autre, son ancien employeur, le centre d'accueil et de soins hospitaliers (CASH) de Nanterre, auquel elle reproche d'avoir négligé ses conditions de travail, la laissant se consumer à petit feu dans le surmenage.

C'est en 1975 que Marie Pezé intègre le CASH comme psychologue au service de chirurgie de la main. Elle est d'abord bénévole (jusqu'en 1982) puis vacataire (jusqu'en 1994). Ensuite, elle signe des CDD puis un CDI à temps partiel, en 1997. Cette année-là, elle ouvre dans l'établissement une consultation « souffrance et travail », où elle reçoit des salariés en situation de très grande détresse du fait de leur activité professionnelle. Son initiative sert de modèle et ouvre la voie à d'autres lieux du même type dans l'Hexagone.

Souffrant d'une pathologie évolutive, Marie Pezé est reconnue travailleuse handicapée à la fin des années 1990. La direction du CASH s'efforce d'en tenir compte en effectuant quelques aménagements (fauteuil ergonomique, oreillette pour le téléphone). Mais ils s'avèrent insuffisants et la santé de Marie Pezé, qui ne compte pas ses heures, se dégrade. Finalement, la médecine du travail la déclare définitivement « inapte » à son poste et la psychanalyste est licenciée, en juillet 2010.

331 000 EUROS DE DÉDOMMAGEMENT

Quelques mois plus tard, elle envoie au CASH une « demande indemnitaire » pour obtenir réparation des divers préjudices qu'elle estime avoir subis. Selon elle, la direction n'a pas pris les mesures adaptées à son handicap. Elle reproche également à l'établissement de l'avoir rémunérée sur la base d'un mi-temps alors que sa charge de travail était nettement plus lourde ; en outre, elle est restée soumise à des statuts précaires durant de longues années, ce qui a amoindri ses droits à la retraite. Sa demande indemnitaire étant rejetée, elle décide de saisir le tribunal administratif.

Lors de l'audience, jeudi, l'avocate du CASH, Me Anne-Françoise Abecassis, a expliqué que l'attitude de Marie Pezé avait « été très mal vécue par l'établissement ». Après voir bâti « toute sa carrière, toute sa renommée grâce [à cet hôpital] », elle présente son ex-employeur « comme un tortionnaire » et lui réclame 331 000 euros de dédommagement. Dur à avaler, pour Me Abecassis. D'autant plus que Marie Pezé ne conteste pas le licenciement pour inaptitude dont elle a été l'objet. « C'est même elle qui l'a appelé de ses vœux », a souligné l'avocate. Quant à la violation de ses droits, qui résulterait des longues années où elle fut bénévole puis vacataire, il est tout de même un peu étonnant qu'elle s'en prévale seulement aujourd'hui, selon Me Abecassis.

En réalité, la psychanalyste « a très largement contribué à son propre préjudice » en s'investissant corps et âme dans sa consultation, a déclaré le conseil du CASH. Son « dévouement extrême » l'a conduite à travailler le dimanche, la nuit ou à échanger avec des responsables de l'hôpital alors qu'elle était en arrêt maladie. Cet état de fait, le CASH n'en est pas responsable, a indiqué Me Abecassis. Celle-ci a aussi mis en avant que l'établissement, financièrement « exsangue », se trouvait dans l'incapacité de créer « un poste supplémentaire » pour alléger le fardeau de Marie Pezé.

« PRÉJUDICE DE SANTÉ » ET « FAUTE » DU CASH

« L'émotion » ne doit pas obscurcir l'analyse juridique des faits, a lancé Elsa Costa, le rapporteur public (qui livre son avis sur la solution à donner au litige, sans que celui-ci s'impose au tribunal). Pour la magistrate, bon nombre des faits allégués par Marie Pezé sont prescrits et celle-ci a été un peu victime de sa « conscience professionnelle remarquable », ce qui l'a amenée à se laisser « submerger par l'ampleur de la tâche ». Mais la responsabilité de l'hôpital est néanmoins engagée, selon Elsa Costa, car les mesures qu'il a prises pour adapter le poste de la psychanalyste à son handicap étaient insuffisantes. De là découle un « préjudice de santé » qu'il convient d'indemniser à hauteur de 10 000 euros, pour le rapporteur public.

Elsa Costa a également considéré que le CASH avait commis une « faute » en soumettant Marie Pezé au statut de vacataire durant plusieurs années ; un contrat aurait dû être signé, en bonne et due forme. Il incombe donc à l'administration de « recalculer ses droits à la retraite », a jugé le rapporteur public. Toute cette affaire, a-t-elle ajouté, a infligé à la requérante un « préjudice moral » qu'il faut dédommager, moyennant la somme de 3000 euros. Le tribunal rendra sa décision « sous deux semaines ».

 

Source (lemonde.fr)

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