Représenter les autres [3/7] : "Le syndicalisme reste un des rares lieux de promotion sociale"

Posté le 21 août 2016 | Dernière mise à jour le 13 mars 2020


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Que signifie représenter les autres ? Est-ce le rôle des élus du personnel de négocier des normes sociales ? Un contrôle démocratique est-il possible à l'intérieur des entreprises ? La culture pour tous est-il un slogan du passé ou une utopie à faire vivre ? Nous avons posé ces quatre questions à plusieurs personnalités aux approches différentes. Aujourd'hui : les réponses de Baptiste Giraud, maître de conférences en science politique.

Suite de notre série d'été sur le thème : "Que signifie aujourd'hui représenter les autres ?" Aprèsl'économiste Bertrand Martinot et le sociologue Arnaud Mias, nous donnons aujourd'hui la parole à Baptiste Giraud. Maître de conférences en science politique à l'université de sciences économiques et de gestion d'Aix-Marseille au sein du laboratoire d'économie et de sociologie du travail (LEST), Baptiste Giraud a soutenu une thèse en 2009 sur l'usage de la grève dans les conflits du travail dans les entreprises privées en France. Il a également réalisé des enquêtes sur l'usage par les élus CHSCT de leur droit d'expertise, sur l'action collective des chefs d'entreprise mais aussi sur la sociologie des mouvements sociaux.  


Que signifie aujourd'hui représenter les autres ? Assistons-nous à une crise de la représentation des salariés ?

Baptiste Giraud : On soulève très souvent la question d'une crise de légitimité dans la représentation des salariés. Elle semble attestée par la faiblesse du taux d'adhésion des salariés à un syndicat, et cela même si les chiffres ont un peu été réévalués ces derniers mois par la Dares (avec 11% en moyenne de salariés syndiqués, 23,6% dans la fonction publique d'Etat et 8,6% dans le privé). On en conclut souvent que les salariés ne se reconnaîtraient plus dans les syndicats. En réalité, dans les établissements où les syndicats sont présents, une majorité de salariés jugent qu'ils jouent un rôle nécessaire. Mais beaucoup de facteurs contribuent à entraver l'adhésion syndicale.


“Les salariés ne s'engagent pas dans un syndicat ou un mandat par peur des représailles”

Il y a tout d'abord la transformation du monde du travail qui rend plus difficile l'engagement des salariés dans une organisation syndicale. Il y a aussi, désormais attestée par des enquêtes statistiques, la crainte de la part des salariés de représailles patronales en cas d'engagement syndical : 40% des salariés disent ne pas adhérer à un syndicat parce qu'ils ont peur d'être victimes de représailles. Représenter les autres, c'est prendre ce risque. Un risque aussi exprimé par les intéressés : plus d'un tiers des salariés ayant un mandat ont le sentiment d'être victimes de discriminations dans le déroulement de leur carrière professionnelle (rémunération, mobilité, etc.). Et ce sentiment est plus vivement ressenti, contrairement à ce que l'on pourrait croire, parmi les représentants du personnel des grands établissements.


Comment expliquez-vous ce fait a priori étonnant ?

Je l'explique non par le fait qu'il y aurait davantage de répression syndicale dans les grands établissements mais bien parce que les représentants du personnel, dans ces entreprises de grande taille, connaissent mieux leurs droits et le droit du travail. Ils perçoivent plus facilement ce qu'ils qualifient eux-mêmes "d'entraves à la représentation du personnel". Ce sentiment de discrimination ne recouvre donc pas forcément ici le sentiment d'être pénalisé dans son salaire ou sa carrière mais davantage le fait d'être entravé dans l'exercice de ses droits de représentants du personnel, de ne pouvoir pas bien faire son "travail" d'élu du personnel, faute de mettre en oeuvre un droit d'expertise, par exemple. L'exercice de leur mandat par ces élus est souvent conflictuel avec les directions. Cela va à l'encontre du cliché d'un représentant syndical "planqué" dans une grande entreprise. C'est du reste paradoxal :  le statut protégé de ces salariés mandatés ne les empêche pas de ressentir une forte discrimination.


Les travaux que vous avez menés vous permettent-ils de dire pourquoi les salariés s'engagent dans un mandat ou un syndicat ?

Les raisons varient beaucoup en fonction du profil des salariés et des conditions de leur engagement. Vous avez d'abord ceux que je qualifierai d'héritiers. Ce sont eux qui feront les plus grandes carrières syndicales, eux qui deviendront les plus actifs et les plus visibles dans l'espace médiatique. Ils ont été très tôt en contact, dans leur entourage familial ou dans leur univers professionnel, avec des valeurs politiques et syndicales.


“On prend un mandat par vocation, mais aussi parce qu'on est sollicité pour le faire, ou parce qu'il y a des tensions avec le supérieur hiérarchique”

Ils ont un engagement par vocation. Mais cette modalité d'engagement est loin d'être la plus fréquente. L'adhésion syndicale et l'engagement dans un mandat procèdent souvent de la volonté de se protéger. On rencontre souvent dans les entreprises des salariés qui n'ont adhéré à un syndicat qu'à la condition d'être pris sur une liste de DP ou CE pour bénéficier d'un mandat qui les protège, et c'est en lien avec le risque intériorisé d'être victime de discrimination. Bien sûr, cela peut s'expliquer pour partie par des stratégies d'engagement purement opportunistes pour accéder au statut de salarié protégé. Mais la volonté de se mettre à l'abri de la pression hiérarchique s'explique aussi par le maintien de pratiques objectives de répression syndicale, en particulier dans les établissements où la présence syndicale est récente ou fragile. En outre, l'appel et l'adhésion aux syndicats s'opèrent souvent quand les salariés sont en situation de conflit personnel avec leur hiérarchie. Prendre un mandat, c'est se mettre un peu à l'abri des tensions et de la pression que la hiérarchie fait peser. Enfin, l'engagement syndical dépend et résulte aussi souvent des sollicitations dont sont l'objet les salariés sur leur lieu de travail. Des sollicitations d'élus du personnel avec lesquels le salarié va tisser des liens de confiance. On voit d'ailleurs que le choix du mandat ou du syndicat ne correspond pas à des logiques idéologiques ou à une proximité d'idées mais plus à des affinités relationnelles.


Mais les valeurs de solidarité, de défense des autres sont présentes, quand même ?!

Bien sûr, ce qui domine très souvent dans le choix de s'engager dans un mandat représentatif, souvent coûteux en temps et en sacrifice pour la vie professionnelle et familiale, ce sont des valeurs de dévouement aux autres. Mais ces engagements ne sont pas totalement désintéressés. Ceux qui prennent un mandat pour rendre service aux autres en retirent aussi un certain intérêt personnel : c'est l'occasion de développer leurs connaissances dans le domaine du droit du travail, de l'économie, etc.


“Un engagement n'est jamais désintéressé. Un élu veut aussi que son mandat lui apporte des connaissances, des compétences, voire une forme de promotion sociale”

C'est ce que nous appelons, dans notre jargon, les "rétributions symboliques du militantisme". Ce qui permet à des personnes de se tenir dans un engagement, et d'en supporter les coûts en temps et en énergie, c'est d'en retirer quelque chose de personnel. Pas une valorisation monétaire ou une promotion professionnelle. Mais le développement de nouvelles connaissances et compétences, l'accès à une position visible et reconnue dans l'entreprise, le fait d'être reconnu comme apte et légitime pour débattre dans le cadre du CE ou du CHSCT face à une direction, même s'ils peuvent avoir avec elle une relation conflictuelle. Dans toutes les formes d'engagement collectif, le syndicalisme reste un des rares lieux qui rend possible des formes de promotion sociale. Le militantisme syndical d'entreprise, lui, offre la promotion à des positions de porte-parole de personnes très faiblement diplômées et parfois d'origine étrangère, ce qui se retrouve rarement ailleurs. Le personnel politique se recrute dans une élite sociale très restreinte et c'est un peu la même chose, dans une moindre mesure, dans le monde associatif.


Cet engagement collectif est-il affaibli par l'individualisme ?

Ce discours sur l'individualisme est souvent repris par les représentants du personnel eux-mêmes. Ils y trouvent un motif d'explication assez commode à leurs difficultés objectives à recruter et surtout à conserver des adhérents. La très forte rotation des adhérents est en effet l'un des grands défis du syndicalisme aujourd'hui. Mais ce discours dénonçant l'individualisme des salariés est à nuancer. Les formateurs syndicaux eux-mêmes le relativisent, ils reprennent parfois des militants qui le tiennent.


“La taille des établissements a diminué. Or on adhère davantage à un syndicat lorsqu'on travaille dans un grand établissement”

A mes yeux, ce discours est symptomatique d'une considérable évolution de la condition salariale ces trente dernières années. Je pense au développement de l'emploi précaire, même s'il reste limité, mais surtout au sentiment d'incertitude éprouvé par les salariés. Plus de 25% des salariés en CDI disent craindre de perdre leur emploi dans l'année. C'est un pourcentage considérable et c'est donc un facteur de désincitation à l'engagement syndical. Dans les entreprises où l'on enquête, notamment dans celles qui ont connu plans social sur plans social, le sentiment est très répandu que ces réorganisations vont se renouveler, avec la crainte d'être le prochain qui sera licencié. Par ailleurs, depuis trente ans, le tissu productif s'est complètement transformé : l'économie est devenue de plus en plus tertiaire (Nldr : services, commerces, etc.) et la taille moyenne des établissements a diminué. Or l'adhésion syndicale se fait d'abord dans l'industrie et dans les grands établissements. Il est beaucoup plus difficile de s'engager dans des petits établissements, où la présence syndicale et les IRP sont faibles. Un autre élément d'explication réside dans la transformation de l'activité syndicale elle-même.


En quoi l'activité syndicale a-t-elle changé ?

Il y a eu une institutionnalisation de la négociation collective et des IRP. Le temps occupé par les mandatés dans toute une série d'activités institutionnelles s'est considérablement allongé. C'est parfois difficilement conciliable avec l'exercice d'un travail salarié et avec le maintien de relations avec les salariés. Cela étant, nos enquêtes ne vont pas du tout dans le sens des analyses de Dominique Andolfatto et Dominique Labbé qui parlent de bureaucrates syndicaux. Certes, cela existe : dans certaines entreprises comportant plusieurs établissements, et dont les IRP sont très centralisées, le rapport des délégués syndicaux avec les salariés devient distant. Mais c'est loin de refléter la situation générale. Dans de très nombreux établissements, on voit des militants très investis dans les négociations, dans les réunions d'IRP et qui s'efforcent de rester présents auprès des salariés. C'est d'ailleurs là que les taux d'adhésion sont les plus élevés et là que les conflits collectifs sont les plus nombreux.

Appartient-il à ceux qui représentent les salariés et qui en défendent les intérêts de définir les normes sociales ?

Que ce soit à la CGT ou même chez une grande partie des militants de Solidaires, la négociation est déjà intégrée comme un rôle central des représentants du personnel. Ce qui fait débat, c'est de savoir quel rôle on donne aux représentants du personnel et quel est le niveau pertinent pour la négociation collective. Certaines organisations syndicales estiment que les représentants du personnel sont aptes, au niveau local, à trouver les bons compromis avec les directions alors que d'autres organisations pensent que les représentants du personnel vont se retrouver dans une position difficile.


“Les directeurs d'établissement qui prennent en charge les négociations n'ont pas de marge de manoeuvre”

Il y a en effet une déconnexion de plus en plus importante entre les lieux de négociation et les lieux où se prennent réellement les décisions économiques. De plus en plus d'établissements appartiennent à des groupes voire à des multinationales. Les directeurs d'établissement qui prennent en charge les négociations locales n'ont objectivement aucune marge réelle de négociation, et certains d'entre eux l'admettent et même le regrettent. Le risque est réel de développer des négociations qui tournent à vide. D'autre part, cela pose la question du rôle qu'on veut faire jouer aux représentants du personnel : l'objectif est-il de leur demander d'accompagner les réorganisations qui impliquent des sacrifices et des renoncements pour les salariés ou veut-on leur donner la possibilité d'une représentation du personnel axée sur la défense et la conquête de nouveaux droits ?

Votre réponse ?

Le projet de loi Travail me semble enfermer les représentants du personnel dans une logique de négociation intenable pour eux. Ces négociations, dans lesquelles les représentants du personnel ont peu de choses à espérer gagner, vont leur prendre beaucoup de temps. Et ils risquent d'être identifiés par les salariés comme ceux qui ont validé des changements sur l'organisation du travail qui à moyen terme peuvent avoir des effets très négatifs sur la santé des salariés. Regardez ce qui se négocie en ce moment chez Michelin à propos de compétitivité : le choix est entre accepter de voir le travail réorganisé avec le travail dominical, ou subir la menace de fermeture d'établissements ou de diminution de l'emploi. C'est une contrainte forte à signer un texte que même les élus ne considèrent pas comme un bon accord mais comme le "moins pire". C'est une position intenable. Si les représentants de la CGT signent 85% des accords, ce n'est pas forcément parce qu'ils considèrent que ces accords sont bons mais parce qu'ils tiennent compte de la pression des salariés qui préfèrent un mauvais accord à pas d'accord du tout.

Mais certains, comme Bertrand Martinot, soutiennent que cet élargissement des champs de la négociation d'entreprise va réhabiliter le rôle des élus du personnel et des syndicats...

Je suis très sceptique là-dessus. Le projet de loi Travail me semble du reste en complète contradiction avec la loi Rebsamen votée il y a un an, pour laquelle le gouvernement disait : "Il y a trop de négociations, trop de réunions formelles, trop de sujets morcelés, et donc il faut regrouper les thèmes de négociation". Dix mois plus tard, le gouvernement nous dit qu'il faut étendre le champ de la négociation ! En réalité, il ne s'agit pas vraiment d'étendre le champ de la négociation de façon très large mais d'en changer la nature et l'objectif en ouvrant un peu plus la possibilité de négocier davantage de flexibilité interne au nom de l'emploi.

“Quelle légitimité les délégués syndicaux ont à gagner à signer des accords qui dégradent les conditions de travail ?”

Je ne vois pas trop quelle légitimité les représentants du personnel auraient à gagner à signer des accords qui apportent peu de garanties sur l'emploi tout en dégradant les conditions de travail. A mon sens, négocier plus de flexibilité de la part des salariés risque d'aggraver tous les maux du travail qu'on connaît déjà : l'intensification du travail et ses effets délétères pour la santé des salariés, le désengagement au travail de la part de salariés qui se sentent dépossédés de la maîtrise de leur travail et réduits à une variable d'ajustement, etc. La question n'est pas, comme on l'entend parfois : "Peut-on faire confiance aux élus du personnel ?" Il ne fait aucun doute que la plupart d'entre eux sont soucieux de l'intérêt des personnes qu'ils représentent. La vraie question est : "Gagnent-ils vraiment du pouvoir de négociation dans ce nouveau cadre ?" Pour moi, la réponse est non. Ils en gagneraient si l'on rendait, sur toute une série de négociations comme le plan formation ou l'égalité professionnelle, l'accord obligatoire, les entreprises ne pouvant alors plus se contenter de plans unilatéraux.  


Quel contrôle démocratique les salariés, à commencer par les représentants du personnel, vous semblent-ils devoir et pouvoir exercer aujourd’hui sur les entreprises ?

Ce contrôle se fait actuellement via l'information-consultation du CE. Les lois Auroux ont été un progrès énorme en donnant accès aux représentants du personnel à tout un ensemble d'informations, ce qui leur permet d'engager un débat contradictoire avec l'employeur sur la stratégie économique et sociale, et de sensibiliser les salariés à ces questions.

“Une fraction des salariés pensent que leurs élus n'ont pas d'influence réelle sur les décisions des directions”

Mais le pouvoir conféré aux élus du personnel français reste limité par rapport au droit allemand qui confère à l'équivalent du CE un droit de veto sur les procédures de réorganisations. Au passage, signalons que ce droit a fait que les entreprises allemandes ont gardé leurs ouvriers pendant la crise et ont pu redémarrer très vite lorsque les carnets de commandes se sont remplis. En France, il ressort des enquêtes de la Dares qu'une grande majorité de salariés estime que leurs représentants n'ont pas d'influence réelle sur les décisions des directions. Et les élus eux-mêmes partagent ce sentiment. Si l'on voulait véritablement aider au renforcement de l'action syndicale et de l'action des représentants du personnel, il faudrait leur donner les moyens de pouvoir réellement influencer le fonctionnement des entreprises.


De quelle façon remédier à cette impuissance ?

Une des pistes consisterait à faire jouer une sorte de droit d'alerte et de veto suspensif sur certaines stratégies économiques. J'ai visité beaucoup d'entreprises où les élus étaient confrontés à un PSE faisant suite à des stratégies hasardeuses de la part des directions. Ces élus me disaient avoir perçu les erreurs de gestion et d'orientations de l'employeur, des erreurs d'ailleurs analysées dans le rapport de l'expert qu'ils avaient sollicité. Et ils regrettaient de payer les pots cassés faute d'avoir pu peser sur ces choix. Une autre réforme clé serait à chercher du côté des négociations annuelles obligatoires (NAO) en s'inspirant des systèmes nordiques pour les rendre contraignantes : quand il y a négociation, il doit y avoir un accord du côté des règles de la négociation. Cela créerait une relation moins asymétrique entre la direction et les représentants du personnel.


80 ans après le Front populaire, que pourrait signifier aujourd’hui, dans une société où la singularité est devenue très forte, l’idée d’un accès à la culture pour tous ? A vos yeux, les représentants du personnel ont-ils un rôle à jouer pour favoriser l’accès à la culture et aux loisirs ? Est-ce une utopie à réinventer ?

Une utopie à réinventer ? Certainement ! La gestion des oeuvres sociales et culturelles (ASC) occupe un temps colossal chez de nombreux représentants du personnel. Cela constitue même l'essentiel de l'activité des élus dans les petits établissements, qui investissent très peu leurs prérogatives économiques. En même temps, l'usage fait de ces oeuvres sociales est très loin de ce qui constituait l'objectif de ceux qui les ont inventées et qui avaient à l'esprit cette dimension d'éducation populaire.

“Les activités proposées sont souvent éloignées de cet idéal de promotion de la culture”

Une collègue à Lyon, Sophie Béroud, réalise en ce moment une enquête sur les pratiques des CE de la région Rhône-Alpes en matière d'ASC. Visiblement, dans les grandes entreprises où les CE ont d'importants moyens, notamment dans la vallée de la chimie lyonnaise où il y a une tradition de militantisme, il y a toujours la volonté de favoriser l'accès à des loisirs culturels peu fréquentés par les ouvriers et les employés comme théâtre voire l'opéra. Mais dans beaucoup d'autres entreprises, y compris dans ma propre université, les activités proposées me semblent assez désolantes, en tout cas très éloignées de cet idéal de promotion d'accès à la culture. La logique marchande l'a emporté clairement avec des spectacles de masse négociés au plus offrant, etc.


Retrouver l'esprit initial des ASC vous semble-t-il possible ?

Je n'ai pas de solution miracle !  Le principe des ASC, c'était de confier, en rupture avec le paternalisme patronal, la gestion autonome de ces activités par les représentants du personnel. Il faudrait donc un réinvestissement plus militant de la gestion des oeuvres sociales et culturelles, ce qui passerait par une reprise en main à l'intérieur des organisations syndicales. Pour avoir suivi beaucoup de formations d'élus du CE, le problème, c'est que les formateurs syndicaux, toutes OS confondues, sont très conscients de l'écart entre ce qu'ils voudraient que les militants fassent de ces activités et ce qu'ils en font réellement.

“ Il y a eu une démocratisation de l'accès à la culture”

C'est aussi le fruit d'un changement de génération. Les militants syndicaux dans les entreprises sont désormais éloignés des associations d'éducation populaire qui prospéraient dans l'univers communiste, des associations qui ont d'ailleurs beaucoup perdu de leur dynamisme. C'est un symptôme de la dépolitisation des militants syndicaux. La culture militante et politique structurait l'engagement dans un mandat syndical pendant les Trente glorieuses et donnait tout leur sens à cette idée d'accès populaire à la culture. Ce n'est plus le cas. Il faut bien dire aussi que les salariés ne sont plus les mêmes ! Il y a eu objectivement une démocratisation de l'accès à la culture. Les salariés actuels sont beaucoup plus formés qu'autrefois, ce qui peut aussi expliquer le changement dans la gestion des ASC, car les attentes des salariés ne sont pas forcément les mêmes. Il faudrait enfin souligner la transformation des prestataires des CE. Les CE sont devenus un marché très lucratif investi par des prestataires qui sont loin d'être tous dans une logique militante d'éducation culturelle.

Le conflit social lié au projet de Travail traduit-il à vos yeux une crise sociale ?

Cela traduit d'abord à mes yeux une forte crise politique entre les gouvernés et les gouvernants. Le gouvernement a mis dans la rue une partie importante de son propre électorat, d'où son impopularité. Je perçois une déconnexion entre les logiques de réforme du marché du travail, portées par les élites gouvernementales de droite et de gauche, et la manière dont ces réformes sont reçues par les salariés qui les subissent. Il y a peut être l'idée sous-jacente chez certains militants que s'ils laissaient passer cette réforme sans réagir, ce serait la porte ouverte à des réformes ultérieures beaucoup plus radicales. Mais il serait sans doute plus difficile de s'opposer à un gouvernement fraîchement élu après avoir fait campagne sur ces idées de réformes radicales.

Bernard Domergue actuel CE (lire l’article original)