Obligation de connexion, liberté de déplacement : le contrat de travail réinventé

Posté le 8 octobre 2013 | Dernière mise à jour le 13 mars 2020

chsctLa révolution technique en cours à travers l’utilisation massive des outils mobiles ne saurait rester sans incidence sur les contrats de travail des salariés dont l’essentiel de la tâche s’effectue à travers les écrans. Il va bien falloir un jour tirer les conséquences de ces bouleversements sur l’organisation du travail au sein des entreprises. Comment ?

Autrefois, le fait d’être "au travail" signifiait d’abord et avant tout être présent dans les locaux de l’entreprise. La journée était grosso modo divisée en deux parties : une partie commençant entre 7 h et 9 h et se terminant entre 17 h et 19 h, consacrée au travail, et une seconde exclusivement dédiée à la vie privée. Cette division de notre emploi du temps en deux parties compactes est en train de disparaître, au profit d’une suite parfois très rapide d’alternances entre nos deux vies. Les outils mobiles nous confrontent à un nouveau mode d’existence.

La frontière entre vie privée et vie professionnelle est toujours là (je ne me comporte pas de la même façon selon que je suis en train de boire un pot un soir avec des amis ou à une réunion de service au bureau un matin à 8 h 30... inutile de m’expliquer la différence…), mais autrement découpée, car au lieu de s’inscrire dans l’espace (lieu de travail/domicile), elle s’inscrit dans le temps (moments privés/moments professionnels) indépendamment de l’endroit où nous nous trouvons sur la surface de la Terre.

Il n’y a pas de "confusion" entre vie privée et vie professionnelle, mais une nouvelle séparation entre les deux. Quels que soient les lieux traversés, nos journées se composent d’une suite de moments parfois très courts, au contenu variable, tantôt privé, tantôt professionnel. Les abus ne se comptent plus, dans les deux sens : d’un côté des salariés convoqués 18 h sur 24 par leur hiérarchie, de l’autre des "amis" qui passent des dizaines d’heures par semaine sur Facebook, pendant ce qui est supposé être leur temps de travail. Autrefois, le seuil de l’entreprise formait une sorte de ligne de démarcation entre les deux univers : que l’on soit dedans ou dehors déterminait le fait d’être "au boulot" ou pas.

Cette séparation inscrite dans le sol a disparu. Tout se passe sur le fil du temps, découpé en séquences. Nous enchaînons les séquences privées et les séquences professionnelles. On évoquera une interpénétration croissante, un émiettement des deux vies, du fait de la disparition des repères spatiaux, qui autrefois faisaient la différence.

Problème. Une vie exige un peu de continuité pour être vécue : cette continuité est en danger. Ce qui est dicté par les outils de la "mobilité" n’est pas nécessairement bon pour nous. En l’occurrence, l’émiettement de nos deux vies peut porter préjudice à l’une comme à l’autre. Si la Cour de cassation a récemment annulé plusieurs conventions collectives de forfait jours, c’est au motif du non-respect de certaines normes européennes en matière de santé au travail.

On peut voir dans ces décisions une invitation de la haute juridiction à repenser entièrement l’organisation du travail des salariés autonomes. Le phénomène connu sous le nom de "pression" a pour origine cette sensation d’enfermement, un enfermement électronique à l’intérieur d’une connexion, dans le réseau. Ce qu’un ordinateur fait naturellement, un salarié peut avoir du mal à le supporter. Le problème avec la mobilité, c’est qu’elle vous suit partout.

Connexion et mobilité : les deux caractéristiques des ordiphones sont appelées à constituer la structure fondatrice d’un nouveau contrat de travail.

Obligation de connexion. La pratique sur ce point est riche d’enseignement. La solution est sous nos yeux : il suffit de consulter les messages d’absence du bureau que laissent les salariés à l’attention de leurs correspondants. Depuis l’"Absent jusqu’au xx, messages non lus" jusqu’au "je consulte mes messages et ferai en sorte de vous répondre aussi vite que possible", en passant par tous les stades, de "messages lus épisodiquement" à "m’appeler uniquement en cas d’urgence", la pratique a déjà inventé différents paliers de disponibilité.

Ces paliers mériteraient d’être formalisés, prévus et organisés au niveau collectif, plutôt que laissés à la fantaisie des salariés ou à l’arbitraire des patrons. Ce que les salariés "absents" définissent ainsi sont des niveaux de service, des paliers de pression, des temps de réponse aux sollicitations électroniques. Cette idée d’engagement de service, pure création de la pratique, improvisée par les salariés en congé ou en déplacement, pourrait devenir le premier paramètre de mesure du travail, plutôt que la présence dans les locaux de l’entreprise.

Le temps de travail électronique sera calculé de manière différenciée, en fonction de différents paliers de disponibilité, décrits dans un accord collectif. Il convient de qualifier à l’avance les moments, puisque la qualification des lieux (domicile privé, lieu de travail) ne sert plus à rien. La journée sera donc découpée en moments et à chaque moment sera associé un taux de disponibilité du salarié, une prestation dûment définie.

Le droit à la déconnexion, préconisé depuis longtemps par d’éminents auteurs, trouvera ainsi sa place dans un dispositif formalisant, aussi, l’obligation de connexion du salarié, synonyme d’obligation de travailler. Les niveaux de service permettront à l’intéressé de savoir à quoi s’en tenir, à chaque moment de la journée, sans avoir à se tenir en permanence à la disposition de son employeur.

La performance des salariés sera mesurée comme on mesure celle des ordinateurs. Qu’y a-t-il de surprenant à cela ? Comment faire autrement, quand toute la prestation de l’employé passe par ordinateur ? C’est par la machine, que l’employeur peut "accéder" au salarié. La hauteur de la barrière entre les deux doit être ajustée, au fil de la journée et de la semaine.

Liberté de déplacement. Dans un souci de cohérence, un droit à la mobilité sera reconnu : droit de travailler depuis n’importe où, trois ou quatre jours par semaine. Un droit à la mobilité géographique apparaît comme l’autre face de l’obligation de connexion, qui tend à s’imposer, en pratique. Il n’est pas question de télétravail, synonyme de "bureau à la maison". Il est question d’accorder au salarié la liberté de travailler où il veut, pendant une partie de la semaine.

Connexion obligatoire, car on ne peut pas payer les gens à ne rien faire. Droit au déplacement, car on ne peut pas non plus continuer à imposer aux salariés des trajets quotidiens éreintants et coûteux alors que ces mêmes salariés peuvent fort bien faire leur travail depuis n’importe où (sous certaines réserves tenant notamment à la protection des informations confidentielles de l’entreprise).

Dans la façon d’envisager la relation employeur/employé, la question n’est pas d’ajuster la valeur de tel ou tel paramètre, en faveur de l’un ou l’autre des deux camps, la question est de changer de paramètres. Nous avons créé un Nouveau Monde ! Il serait temps de s’en apercevoir et d’en tirer les conséquences dans le domaine qui s’avère maintenant crucial : la gestion du temps.

Source (village-justice.com)

Espace CHSCT, plateforme N°1 d'information CHSCT, édité par son partenaire Travail & Facteur Humain, cabinet spécialisé en expertise CHSCT et formation CHSCT