Le numérique va-t-il faire bugger le dialogue social ?

Posté le 27 mars 2017 | Dernière mise à jour le 13 mars 2020

La transformation numérique percute aussi le dialogue social. Avec quelles conséquences ? Une matinée d'échanges organisée par la mutuelle Humanis a tenté de répondre à cette question complexe, dominée par la question du statut, des droits et de la protection sociale des collaborateurs des nouvelles plateformes numériques.

Il reste très difficile d'évaluer les conséquences de la révolution numérique, mais en débattre est stimulant : telle pourrait être la conclusion de la matinée d'échanges organisée hier à Paris par la mutuelle Humanis, qui vient de publier comme chaque année son rapport sur l'état du dialogue social (lire notre document joint). Certains, comme l'économiste Marc Ferracci, soutien par ailleurs d'Emmanuel Macron pour la présidentielle, jugent que l'émergence de nouvelles activités économiques liées au numérique, comme les plateformes, impose de réfléchir à la portabilité des droits de ces nouveaux travailleurs au statut incertain, afin que ces personnes non salariées soient couvertes par l'assurance chômage et bénéficient d'une protection sociale.

Comment assurer une protection sociale aux non salariés ?

C'est aussi ce que défend, par exemple, Bernard Sagez, le secrétaire général de la CFTC, un syndicat qui a  justement planché sur ce sujet lors de son congrès en 2015. Jean-Jacques Arnal, le PDG d'une de ces plateformes digitales (Stootie), n'a d'ailleurs pas pris de gant pour réclamer carrément que l'impôt finance la protection sociale de ces collaborateurs non salariés : "Quand vous lancez une activité innovante, vous ne savez pas ce qui va se passer et vous ne pouvez pas vous développer si vous devez provisionner des charges liées à la protection sociale", a-t-il dit en substance. "Il faut aller vers un dialogue social dans les entreprises, comme l'a fait la loi Travail, et laisser les branches apporter une protection quel que soit le statut du travailleur", a renchéri Viviane Chaine-Ribeiro, la présidente du Syntec, également chargée du dossier de la restructuration des branches au Medef.

 On est loin de la fin du salariat

Pascal Terrasse, le député auteur d'un rapport sur l'économie collaborative, a tempéré ces enthousiasmes pour la nouvelle économie : "On est loin de la fin du salariat. En France 87% des actifs sont salariés et 90% voudraient l'être". Certes, a-t-il dit, il va falloir réglementer pour éviter les situations de monopole ou de manque de concurrence ou les risques d'évasion ficale, "mais sans tuer cet éco-système". Le député, qui n'est pourtant pas un partisan de Benoît Hamon, juge que la question d'un filet de sécurité pour ces travailleurs indépendants, qui pourrait prendre la forme d'un revenu universel, devra être abordée, "mais sans doute dans...cinq Premiers ministre, car il est trop tôt". Louis-Charles Viossat, inspecteur général des affaires sociales (IGAS), a également battu en brèche quelques idées reçues. Ces plateformes ne représentent jamais que 0,5% de notre produit intérieur brut, a-t-il dit, elles ne font vivre que 200 000 collaborateurs, "donc nous sommes loin d'un basculement du statut de salarié vers celui de travailleur indépendant". Autrement dit, "comment penser qu'un marché aussi étroit que les chauffeurs VTC constitue un laboratoire de l'avenir ?" Quant à ces travailleurs, tous ne sont pas logés à la même enseigne que les VTC, dont chacun connaît les conflits avec Uber, les situations étant diverses selon les plateformes et les activités : "Allez dire aux salariés en CDD que le travail indépendant serait un précariat et le travail salarié un gage de stabilité !"

La question de la formation professionnelle

Pour autant, Louis-Charles Viossat admet la nécessité d'un régime simplifié de travailleur indépendant pour légaliser certaines activités, ainsi qu'une évolution des Urssaf afin qu'elles soient capables d'offrir un service numérique performant à ces plateformes. Un créneau de niche ? Dans la plupart des pays, la part des travailleurs indépendants n'a pas atteint le niveau connu en France, sauf aux Pays-Bas, a rapporté Stephan Neetens, représentant permanent de l'association européenne des institutions paritaires de protection sociale (AEIP).

 Aux Pays-Bas, la question des travailleurs indépendants devient cruciale

Dans ce pays qui se targue, a-t-il souligné, d'avoir un des meilleurs systèmes de pension et de protection sociale, "la part de travailleurs indépendants, qui ne bénéficie pas de cette protection sociale, est passé en quelques années de 5% à 15% de la population active. Offrir une protection à ces travailleurs est l'un des défis du nouveau gouvernement". Stephan Neetens a également posé la question d'un accès à la formation continue pour ces collaborateurs, "alors que la formation continue est souvent pensée au niveau de l'entreprise ou d'un secteur d'activité".

Sortir les travailleurs des plateformes de l'isolement

Les conditions d'emploi et de travail, le niveau de rémunération et la régulation des pratiques de notations et de référencement sont les trois préoccupations majeures des travailleurs des plateformes, résume pour sa part Nicolas Amar, inspecteur général des affaires sociales. Le défi en matière de dialogue social consiste donc à aider ces travailleurs à s'organiser pour sortir de l'isolement via une représentation collective encore balbutiante. Et si des syndicats UNSA et CFDT ont été créés pour les VTC, il n'y pour l'instant pas de branche patronale organisée. La question de la relation connectée est du reste intéressante car elle s'inscrit dans un complet retournement par rapport à la situation d'un salarié, a noté Nicolas Amar : "Le salarié veut pouvoir se protéger chez lui ou lorsqu'il est en repos afin de ne pas répondre aux sollicitations d'un manager. Mais le travailleur d'une plateforme craint plus que tout d'être déconnecté, car cela équivaut à une forme de licenciement technique".

 

Le numérique : de multiples chantiers pour les RH et les syndicats

Selon Marc Ferracci, l'économiste auteur du rapport sur le dialogue social pour Humanis, le numérique bouleverse le dialogue social de plusieurs façons. D'abord, en créant des formes d'emplois non salariées (la France compterait 7% de travailleurs indépendants), ce qui pose la question d'un dialogue social qui ne serait pas fondé sur le salariat, sans parler des questions liées à la protection sociale et à la formation de ces travailleurs. Dans certaines de ces entreprises, a illustré Olivier Sichel, président du cercle de réflexion Digital New Deal fondation, le dialogue social se borne pour l'entrepreneur à envoyer un mail à ses collaborateurs et à se faire une idée de leur état d'esprit en regardant les cent premières réponses...

Ensuite, le numérique offre de nouveaux outils qui permettent de faire remonter l'information "sans passer par le truchement des instances représentatives du personnel", via par exemple des plateformes collaboratives. Ce dialogue social "informel" est de nature, à ses yeux, à favoriser un dialogue social de qualité. Comme pratique innovante, Marc Ferraci cite l'exemple d'un syndicat britannique ayant recruté via Facebook de nouveaux adhérents, ce qui" renouvelle la manière de s'adresser aux salariés" et "revitalise l'action collective".

Un autre enjeu du numérique concerne la formation professionnelle puisqu'il contribue à creuser encore davantage les inégalités entre salariés, au bénéfice de ceux maîtrisant ces technologies. La négociation collective a dans ce domaine un rôle à jouer pour favoriser l'acquisitions de compétences et les transitions professionnelles.

Mais le numérique, on l'a vu avec l'inclusion dans la loi Travail d'un droit à la déconnexion, peut aussi favoriser l'accroissement de la charge du travail des salariés. "27% des répondants à notre enquête Parlons Travail disent regarder leurs mails en congés", a indiqué Christophe Clayette, de la CFDT. "Une étude du magazine Lancet évoque un accroissement de 48% du risque d'avoir un AVC si l'on travaille régulièrement plus de 48 heures hebdomadaires", a pointé Jean-Luc Molins, de l'UGIC-CGT. Ce dernier estime que la renégociation de l'accord interprofessionnel sur le télétravail s'impose : "L'accord date de 2005. Or les smartphones ne sont apparus qu'à partir de fin 2007 !"

 


Bernard Domergue Actuel-ce.fr (lire l'article original)