Ne pas perdre sa vie à la gagner

Posté le 7 mars 2012 | Dernière mise à jour le 13 mars 2020

Un postier s'est tué à Rennes la semaine dernière. Les suicides au travail interrogent notre culture professionnelle mais aussi notre relation à nous-même. Tragédie intime et phénomène social, l'évènement ne doit pas rester sous silence.

Mercredi dernier à Rennes, un jeune cadre supérieur de La Poste s'est donné la mort, laissant un courrier dans lequel il dénonce les pressions de l'entreprise. Tandis que la direction régionale de l'entreprise qualifie d' » incompréhensible » son geste, le jeune homme, écrivait dans sa lettre (publié par Libération le 5 mars) que le travail qu'il effectuait chaque jour « ne semblait pas apprécié » : « je suis remis en cause en permanence. Depuis que je suis passé cadre, j'ai cherché en vain à réussir, me former, écouter. Rien ne semble y faire. Cela a engendré un manque de confiance terrible avec une anxiété permanente. Je préfère ne pas vivre dans un tel contexte opprimant. J'ai tout pour être heureux, une femme aimante, une fille adorable. Mais toute cette anxiété professionnelle a pris le pas sur ma vie privée ». Hélas, la vague de suicides chez France Télécom et au Technocentre de Renault, l'a également prouvé : ce ne sont pas les salariés les plus « fragiles » ou les plus « déprimés » qui tombent au champ d'honneur mais les plus braves, les plus investis dans leur poste, et qui, par suite d'une disqualification de leur contribution, d'une disgrâce, vont se sacrifier sur l'autel de la performance. Le salarié souffre du manque de reconnaissance de son travail, voire d'un certain déshonneur. « Se suicider peut, alors, être une manière tragique de réaffirmer sa dignité de sujet », explique Catherine Blondel, psychanalyste et coach, auteur de « Quand le travail fait symptôme ». D'autant que la culture du résultat amène les plus investis à s'isoler dès lors qu'ils rencontrent des difficultés. Pas question de s'ouvrir à des collègues devenus des « concurrents » au sein de services où le meilleur doit gagner.

Le suicide, un message adressé au corps social

La mort de Jérémy Buan, 28 ans, entré dans l'entreprise comme simple facteur en 2005, devenu cadre supérieur en 2009 à la suite d'un concours interne, est un drame d'autant plus cruel que le jeune homme n'avait pas ménagé sa peine pour grimper les échelons de la hiérarchie. Que dit alors son geste ? Le suicide est toujours une conduite adressée, de l'ordre du message, dont la traduction, si elle est impossible, doit cependant être en partie entendue. Au risque sinon de dégrader plus encore le tissu social et de générer un effet de contagion. C'est une culture globale qui est remise en cause par le geste fatal de ces salariés malheureux sur leur lieu de travail puisqu'on sait, depuis Émile Durkheim, que le suicide, tragédie intime, est aussi un phénomène social. Dans ce genre de situation, le pire est de laisser le silence s'installer.

Nombre d'entreprises ont perdu le rapport avec le réel

Faut-il alors s'en remettre, tout simplement, aux « sciences du management de l'homme », comme on l'a suggéré à France Télécom. « Ces "sciences" auxquelles il est fait référence n'ont de science que le nom et partagent avec la psychologie comportementale utilisée dans les fameuses échelles de stress un paradigme : l'homme est une machine programmable et maîtrisable, pour peu qu'on ait les bons outils. Ce paradigme est bête et mortel », lâche Catherine Blondel. Elle aimerait que les dirigeants qui ont de lourdes équipes à gérer réfléchissent à ce qui chez Emmanuel Kant donne sa limite à l'impératif catégorique : « Ne jamais traiter autrui comme un moyen mais toujours comme une fin. » « Il n'y a rien d'autre que cela pour stopper la vague de suicides. Les salariés ne sont ni des pions ni des choses. À partir du moment où une entreprise considère ceux qui y travaillent comme, au choix, des "variables d'ajustement", des "actifs" ou même des "risques psychosociaux", le ver est dans le fruit. Quand la performance s'érige comme loi, le pire devient possible », en conclut la normalienne. Et de prédire que, au rythme où vont les choses, « on se suicidera bientôt de plus en plus dans les hôpitaux et les écoles où s'affirme chaque jour davantage la seule loi de la performance et le déni des sujets ». Christophe Dejours, psychanalyste, ne dit pas autre chose dans son ouvrage « Suicide et ravail : que faire ? » (PUF) : « Les nouvelles méthodes de gestion, l'évaluation individualisée des performances, la qualité totale ont en une vingtaine d'années déstructuré le monde social du travail, les ressorts principaux de la coopération et des solidarités. [...] Nombre d'entreprises ont perdu le rapport avec le réel. » Résultat : Anonymat, manque de dialogue, rythme effréné des restructurations, stress, concurrence entre les salariés, mise au placard, licenciement ou harcèlement moral, manque de perspective, impuissance, peur de perdre son emploi, la liste est longue des éléments susceptibles de mener à l'isolement puis au drame. Le film de Jean-Marc Moutout "De bon matin" avec Jean-Pierre Darroussin (photo) met en scène de façon spectaculaire le processus de décomposition intellectuelle et morale qui afflige Paul Wertret et comment il fini par rompre de l'intérieur suite à la violence vécue dans son environnement immédiat. Surtout il ne comprend pas comment hier excellent élément de son entreprise, il a pu devenir une lanterne rouge. Les codes ont changé sans que jamais l'entreprise ne lui laisse le temps et ne lui donne les moyens de s'adapter. Enfermé dans son silence, confronté à une image de lui-même dans laquelle il ne se reconnaît plus, Wertret devient l'ombre de lui-même et ne sait plus qui il est. Jusqu'à un certain lundi matin....jusqu'au geste fatal dans lequel la violence non dite et contenue trop longtemps devient meurtrière.

Prendre du recul

Si la France est, derrière l'Ukraine et les États-Unis, le troisième pays au monde dans lequel les dépressions liées au travail sont les plus nombreuses, ne cédons pas à la fatalité. Le constat, pénible au demeurant, de la mobilisation sans faille d'un grand nombre de leaders à mener ces nouvelles orientations managériales et le consentement des travailleurs à les appliquer ne doivent pas non plus nous faire baisser les bras. Une chance nous est donnée de pouvoir prendre du recul. Ce que les hommes ont mis en place de néfaste, les mêmes avec d'autres peuvent aussi le faire évoluer dans le bon sens. « Il faut cesser de penser l'organisation pour des êtres humains idéaux qui n'existent pas. Il faut se réinterroger sur ce qu'est le travail collectif, la coopération, réorganiser le vivre ensemble », préconise Christophe Dejours. Après un suicide, face aussi à un collègue en dépression, ce n'est donc pas à la théorie qu'il faut avoir recours pour repenser le travail, mais au vécu de l'expérience sous sa forme actuelle pour définir quels doivent être les changements. Et surtout, peut-être le plus difficile, briser la loi du silence qui malheureusement s'installe dès qu'il y a souffrance au travail. Pour reconstruire, il faut inévitablement repasser par la parole. Car, conclut joliment le psychanalyste, « parler à quelqu'un qui écoute est et sera toujours le plus puissant moyen de catalyser la pensée ».


S'interroger sur ce que nous voulons faire de notre vie

Mais faire en sorte que le travail redevienne un moyen de gagner de sa vie et non de la perdre invite aussi à s'interroger sur notre marge de manoeuvre en tant qu'individu. « Il s'agit de s'interroger sur nos valeurs, sur nos priorités, et de tenter de retrouver notre équilibre à tous les niveaux. S'interroger sur ce qu'individuellement nous choisissons de faire de notre vie », écrit Anne-Catherine Sabas dans son ouvrage « Triomphez de la souffrance au travail » qui vient de sortir aux Editions Buissière. Sans doute Jeremy Buan avait mis trop d'espoir dans sa carrière à La Poste, et s'était crée de fait trop d'attentes...déçues ? Sans doute n'a-t-il pas su et pu entendre les signaux avant-coureur adressés par son état intérieur ? Sans doute trahi et bafoué dans son investissement, s'est-il senti abîmé au plus profond de ses valeurs ? En proie à son désespoir, ne pouvant renoncer à perdre ses illusions, ne trouvant plus la force de se battre, lui qui l'avait mis au service du dépassement de soi, il y a laissé sa peau. La tragédie de Jeremy c'est celle de tous les individus qui renoncent à eux-mêmes plutôt que de renoncer à ce qu'ils ont investi d'eux-mêmes dans l'extérieur, de refuser d'agir au-delà de ses forces. C'est du manque d'écoute de soi qu'est mort aussi Jeremy Buan. « Nous souffrons souvent de ne pas être entendu par les autres, alors que nous sommes les premiers à ne pas nous entendre (...) la santé, c'est avant tout la gestion de ses limites. C'est ce qu'on nomme la prévention », poursuit Anne-Catherine Sabas. Et la psychothérapeute de conclure : « connaître ses forces, ses limites, et les respecter. Vous y gagnerez en équilibre, mais aussi en confiance en vous, en force et en charisme ». Comme le disait Vercors « l'humanité n'est pas un état à subir. C'est une dignité à conquérir ».

source: latribune.fr


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