Management "agile" : faut-il s'inquiéter de cette mode ?

Posté le 14 novembre 2014 | Dernière mise à jour le 15 juillet 2020

L'agilité est le dernier concept à la mode en matière de management. Supposé faciliter l'innovation et la prise en compte de l'utilisateur final lors de la réalisation d'un projet, ce mode de production informatique conquiert l'industrie et les services. Les CHSCT et les CE doivent-ils s'en inquiéter ? Enquête.

Comment remettre en question l'organisation et le management, dans un monde "où tout s'accélère", pour retrouver de la "flexibilité" et donc un "avantage compétitif" ? C'est simple, répondent de plus en plus de consultants du privé comme du public : soyez "agiles" ! Agile, en effet, qui souhaiterait ne pas l'être ? Qui ne désirerait pas être leste, souple et vif, selon la définition du dictionnaire ? Le concept "d'agilité" est donc à la mode. Des think tank comme l'Institut esprit services (IES), créé par le Medef, en font leur cheval de bataille pour "faire évoluer la culture et les valeurs de l'entreprise et de l'administration pour transformer la contrainte sociale en opportunité managériale". Il s'agit ici de vanter "la culture joint-venture, les partenariats stratégiques ou encore les externalisations globales" (lire ici).

Un concept qui tourne parfois au charabia

De multiples organismes de formation et de coaching adoptent le terme pour l'incorporer à leur programme, dans un jargon parfois truffé d'anglicismes abscons. "Notre mission est de vous accompagner dans cette transformation agile et vous insuffler une énergie "start up" disruptive pour vous aider à préserver une position saine sur le marché", s'enthousiasme par exemple ce cabinet, fort des "agilistes" de son "agile driving force" (sic). Il existe aussi des "journées agiles" dans laquelle des intervenants -pardon, des "scrum master/coach agile"- expliquent leurs recettes avec force termes positifs. Et certaines entreprises technologiques recourent à ce vocabulaire pour justifier, au nom de l'agilité, un... plan de sauvegarde de l'emploi !

Une initiative très sérieuse

Derrière ce charabia se trouve, à l'origine, une très sérieuse initiative venue du monde de la programmation informatique. En 2001, un "manifeste de l'agilité" énonce des principes visant à gérer autrement le développement de logiciels, à casser la logique très verticale et hiérarchique du management en entreprise où la rédaction d'un cahier des charges puis la sélection d'un fournisseur prend un temps énorme et se solde par des résultats parfois décevants voire déjà décalés par rapport aux besoins de l'utilisateur final, y compris en interne. Un des mots clés de cette "agilité", le scrum (c'est à dire la mêlée, au rugby), pourrait se définir comme une méthode d'organisation pour développer, notamment en informatique, des produits complexes, le scrum master étant celui qui met en œuvre cette méthode en cherchant à y faire adhérer l'équipe. Ce n'est pas un chef de projet mais un coach, garant du respect des processus, l'équipe devant s'organiser elle-même (voir les explications dans Wikipédia).

Pas d'études sur l'impact des méthodes

Le management agile vise un état d'adaptabilité extrême", dit l'un de ces spécialistes. "L'idée est donc de passer d'un univers hiérarchisé, pyramidal, à une organisation en petites unités très autonomes, qui seraient capables de s'organiser elles-mêmes pour mener à bien un projet." Cette méthode relativement récente en France reste pour l'instant peu analysée. "Nous n'avons pas réalisé d'étude sur l'impact des méthodes agiles sur l'organisation du travail et la santé des salariés", nous répond Romain Chevallet, responsable du département méthodes à l'agence pour l'amélioration des conditions de travail (Anact). En revanche, ce dernier est un des rares dans l'agence à bien connaître ce sujet, auquel il a été confronté quand il travaillait dans le privé. "C'est une méthode intéressante en ce sens qu'elle permet d'éviter un effet tunnel fréquemment observé entre maître d'œuvre et maîtrise d'ouvrage, grâce à des itérations (c'est à dire des allers-retours) fréquentes entre les concepteurs et les utilisateurs finaux d'un produit ou service. À une époque où il faut être très innovant et très réactif sur les besoins du client, c'est un plus", nous éclaire-t-il.

Le monde industriel concerné

L'agilité et ses dérivés sont désormais utilisés non seulement dans l'informatique et les services mais aussi dans le monde industriel, dans la conception de systèmes d'automatisation par exemple. Mais la lourdeur de certains de ces projets risque de mettre à mal les bienfaits de la méthode, avertit Romain Chevallet : "Plus le projet est important, plus il implique un gros budget et un nombre d'acteurs élevés, plus il est difficile de bien mettre en œuvre cette fameuse agilité".
Car les impératifs de suivi de gestion et de sécurité d'une grande entreprise tendent à corseter la méthode avec la production de documents de reporting. "Le risque, c'est d'aller vers une gestion technocratique qui finit par oublier, faute de temps, de se tourner régulièrement vers le futur utilisateur".
L'enjeu est la prise en compte du travail réel
Or l'intérêt de ces échanges, de ces allers-retours, consiste à associer tout un ensemble de professionnels (responsable qualité, achats, opérateurs, etc.) dans un processus commun. Et Romain Chevallet de raconter son expérience d'un projet informatique : "Je suis intervenu dans ce dossier afin que le travail réel soit bien pris en compte. J'ai formé les chefs de projet à l'analyse du travail en leur demandant de faire des observations de terrain. Nous avons organisé des focus dans lesquels les futurs utilisateurs des produits livraient leurs premières réactions. Nous avons même organisé des simulations de travail autour de ces futurs logiciels, en demandant à des salariés de tester la navigabilité des futurs produits et en filmant leurs réactions, sans que les chefs de projet soient présents".

Les problèmes décelés en amont ?

De telles opérations permettent de déceler en amont d'éventuels problèmes, et d'enrichir le projet. Expert CHSCT à Syndex, Sylvain Girard a ainsi vu la mise en œuvre d'un projet agile pour le développement de logiciels "avec des petites équipes de deux développeurs ayant une réelle autonomie pour coproduire ensemble le programme". La méthode, même si elle a, au passage, entraîné des suppressions de postes dans le contrôle qualité, semble ici dynamique. Mais tous les projets "agiles" respectent-ils vraiment l'esprit initial de cette idée ? Pas si sûr...

Source : (par Bernard Domergue, actuEL-hse)