L'insensibilité des politiques à la question du travail

Posté le 12 avril 2012 | Dernière mise à jour le 13 mars 2020

altDeux suicides coup sur coup dans une entreprise publique. Tout à leur campagne électorale, les politiques ont levé un œil... qu'ils ont aussitôt tourné vers les chiffres du chômage. Car pour le monde médiatique et politique, l'emploi brille alors que le travail est terne : il est difficile de le traduire en termes électoraux immédiats.

Et pourtant ! Jamais spécialistes de tous horizons n'ont autant cherché à avertir sur la dégradation profonde et constante du travail et sur l'urgence de "faire quelque chose". Médecins, psychologues, économistes, sociologues le répètent à longueur d'articles et d'ouvrages : les conditions du travail salarié ne cessent de se dégrader, provoquant à la fois souffrance des individus et perte constante de productivité pour le pays, tant la seule réponse que les salariés apportent à cette souffrance est le retrait et/ou le faible investissement. Cependant personne n'écoute, les politiques encore moins que les autres, alors que si la France compte aujourd'hui 2,7 millions de chômeurs, il y a environ 26 millions de personnes au travail dont 23,8 millions de salariés (chiffres 2010).

Pourquoi cette indifférence ? Est-ce seulement parce qu'il serait indécent de s'occuper de ceux qui ont du travail alors que ceux qui n'en ont pas sont si nombreux ? Non, il y a deux raisons majeures à cet autisme.

La première a déjà été évoquée plus haut : en France, l'emploi masque le travail. La persistance d'un taux de chômage élevé en longue période obsède - à jute titre - le monde politique. La relative inefficacité des politiques menées jusque-là intrigue et inquiète alors même que "l'emploi" (c'est ainsi que l'on appelle le chômage) apparaît comme le sujet de préoccupation majeur des français. Chacun peut accuser l'autre de l'échec général et proposer des "mesures" qui sont identifiables et chiffrables. C'est sur ce thème que le président actuel demandait à être jugé et lorsqu'il a lancé son célèbre "travailler plus pour gagner plus", personne, dans le débat qui a suivi, ne s'est soucié de ce que travailler voulait dire. On ne saurait mieux illustrer le constat que dans l'esprit des politiques, la première priorité, c'est d'avoir un emploi, la seconde c'est d'en tirer une rémunération qui permette de vivre décemment, ce qui n'est d'ailleurs pas évident. Le reste, ce qui se passe au travail, est lointain, diffus et abstrait. La presse se fait l'écho de cette vision du monde en ne consacrant que très rarement articles ou émissions à une activité qui pourtant occupe un tiers du temps de 26 millions de français. Là au moins, il y a consensus.

Mais il y a une seconde raison à cette insensibilité des politiques qui relève du constat d'impuissance qu'ils font implicitement. Il y a des problèmes croissants, inquiétants et sérieux de souffrance au travail ? Sans doute, mais qu'y puis-je ? Comment cela pourrait-il se traduire en termes d'affichage politique, dans l'image que ces responsables se font de leurs électeurs, celle que leur renvoient des sondages qui ne mesurent que ce que l'on a bien voulu mesurer.

C'est oublier bien vite que l'État en particulier et les collectivités en général sont de très loin le premier employeur du pays : 5,3 millions de fonctionnaires, dont 2,4 dans la fonction publique d'État stricto sensu, un peu plus d'un million dans la fonction publique hospitalière et 1,9 million dans la fonction publique territoriale, le tout sans compter les entreprises publiques ! Ce n'est pas rien et surtout cela confère une responsabilité toute particulière aux responsables de ces personnels, c'est-à-dire in fine aux politiques qui en ont la charge. N'a-t-on vraiment rien à leur dire alors que les signaux les plus forts de la souffrance au travail - les suicides - proviennent dans leur grande majorité des services publics ou des entreprises dont l'État est l'actionnaire principal si ce n'est exclusif ?

Cela ne doit bien sûr rien au hasard et l'ignorance et l'indifférence des politiques n'en deviennent que plus inquiétantes. Cette souffrance, que l'on constate partout, est due à la transformation des organisations du travail, rendue inévitable dans le secteur public comme dans le secteur marchand par la nécessité de faire plus avec moins. On passe donc plus ou moins tôt et plus ou moins vite selon la pression de l'environnement de modes de travail protecteurs, qui n'impliquent ni pression du client ni confrontation avec les autres, à des modalités beaucoup plus dures à vivre. Ce que l'on appelle la "transversalité" ou la "coopération" se substituent au bon vieux travail en silos dont on découvre soudain combien il était protecteur.

Il est alors aisé de boucler la boucle : c'est bien dans le secteur public en général que le caractère endogène (on est tourné vers soi-même avant d'être tourné vers son environnement) du travail a été poussé le plus loin. C'est là que l'on a cherché avant tout à protéger les salariés, non pas seulement en termes d 'emploi comme s'obsèdent à le penser les politiques, mais en termes de modalités de travail. On a privilégié l'autonomie protectrice face à l'action collective exigeante, au bénéfice d'agents qui ne s'en plaignent pas. Pour le dire autrement, si le Taylorisme (car c'est de cela dont il s'agit) était cette monstruosité mutilante décrite par les intellectuels, on aurait du mal à expliquer pourquoi ceux qui vivent encore dans ce type d'organisation se battent becs et ongles pour y rester.

Mais plus cette logique protectrice a été poussée loin, ce qui est le cas dans tout ce qui relève de l'État et des collectivités, et plus en "sortir" est douloureux, surtout pour ceux qui ont connu la situation antérieure : ils voient se délabrer jour après jour leur situation de travail, là où les "nouveaux entrants" n'ont aucune illusion avant même de commencer leur vie professionnelle.

Et les politiques, concernés au premier chef par ces évolutions qui par ailleurs touchent tous les secteurs d'activité, n'ont rien à dire, ni à leurs propres salariés, ni aux autres ? Cela laisse rêveur sur leur compréhension de la société dans laquelle ils jouent un rôle éminent et sur la façon dont ils gèrent leurs responsabilités d'employeur.

Tirons-en une leçon : écouter les gens, ce n'est pas seulement leur demander ce qu'ils veulent, c'est aussi parfois le leur dire. Ce thème de la souffrance au travail, bien identifié, décrit et analysé par les spécialistes répétons-le, reste diffus y compris pour certains de ceux qui vivent cette souffrance. Que le plus gros employeur de ces salariés, qui plus est l'employeur de ceux qui sont au cœur de cette souffrance dise sa compréhension du problème et non pas une vague compassion et indique comment il compte y faire face serait sans doute une révolution dans le débat politique. Mais il ne fait pas de doute que cela donnerait à ces salariés de plus en plus inquiets le sentiment d'être écoutés autrement que par des formules convenues ou des sondages rituels.

 Source : Le monde

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