Les acteurs de la prévention peinent à évaluer le lien entre travail et addictions

Posté le 18 avril 2014 | Dernière mise à jour le 13 mars 2020

Face à une personne qui prend des substances psychoactives au travail, les préventeurs ont tendance à omettre de "questionner le travail" et ses éventuels liens avec l'addiction repérée, selon les résultats d'une étude menée sur les interrelations entre le travail, les acteurs en charge de la prévention et l'usage de substances psychoactives.

Prevdrog-Pro. C'est le nom donné à la première étude en clinique du travail, réalisée sur les interrelations entre le travail et l'usage des substances psychoactives d'une part, des interrelations entre ces usages et les acteurs en charge de la prévention de la santé au travail d'autre part, explique Gladys Lutz, chercheur en psychologie du travail au Centre de recherche sur le travail et le développement (CRDT) du CNAM. A l'occasion du congrès "Addictologie et travail" qui s'est tenu lundi et mardi, à Montrouge, près de Paris, l'ergonome a dévoilé les premiers résultats de son enquête menée depuis deux ans et demi avec Bruno Crespin du CNRS et Dominique Lhuillier, du CRDT du CNAM.


A tous les niveaux hiérarchiques

Financée par le le Mildt (Mission interministérielle de lutte contre la drogue), l'étude a été réalisée à partir d'entretiens individuels (70) et collectifs (15), lors de temps professionnels et hors entreprise. Nombreux secteurs d'activité ont été couverts : la presse, le BTP, la restauration, la police, les pompiers, le milieu hospitalier, les services à la personne ou en entreprise, le transport et les services de santé au travail. La palette des fonctions étudiées est tout aussi large : des employeurs, des employés, des intérimaires, des personnes ayant des fonctions d'encadrement de proximité, des médecins du travail, des acteurs de la prévention, des membres de CHSCT etc.

L'alcool, en tête

L'étude montre tout d'abord que pratiquement toutes les drogues existantes, licites ou illicites, sont consommées sur les lieux de travail. Les personnes interrogées par les trois chercheurs ont fait état d'usage d'alcool, de tabac, de cannabis, de cocaïne, de café, de caféine à très haute dose, de psychostimulants, d'analgésiques (les antalgiques forts, voire les morphiniques) et de médicaments psychotropes (les anxiolytiques, les hypnotiques (somnifère), neuroleptique, antidépresseur).

Pour "doper" son travail

Concernant les usages rapportés de ces substances psychoactives et leur interrelation avec le travail, les plus fréquents sont les usages culturels et socialisants, de type "pratiques festives avec l'alcool" . Abordé également : la notion d'auto-médication avant celle de la médication, la notion de conduite dopante pour la performance (dans le sens : "il faut tenir", "il faut faire le travail", "au moins je pose mon cerveau et j'arrive à faire mon travail"). Il peut aussi s'agir de stratégies individuelles ou collectives de défense. Notamment la conduite dite "paradoxale" : "avec l'expérience que j'en ai, je prends aujourd'hui de l'alcool pour mieux me concentrer", ont pu entendre les chercheurs.

Trop de gestion

Or, si parfois des liens sont clairement établis entre l'usage de substances psychoactives et le travail, la suite de l'étude montre que "cette interrelation est rarement évaluée par les acteurs de la prévention. Nous l'avons constaté durant notre enquête : ils vont repérer, alerter, éventuellement aider. C'est une gestion de la situation à chaud", observe Gladys Lutz. Cette construction ne permet pas d'éclairer la manière dont les évènements surviennent et les éventuels sens de ces usages, ont noté les chercheurs. "La réponse apportée est toujours la même : une approche par la gestion qui n'est pas satisfaisante".

Parvenir à "interroger le travail"

Les trois spécialistes suggèrent ainsi "de prendre le temps, en tant que médecin du travail, représentant du CHSCT etc., de se poser concrètement la question des usages et du sens qu'ils peuvent avoir". Ce qui pose aussi la question des outils. "Pour nous, en tant que chercheurs, l'outil du dialogue, de l'échange, est un bon outil basé sur la confiance. Mais au sein des espaces professionnels, ça n'est pas évident", reconnaît Gladys Lutz. Deux freins sont à lever, selon elle : à la fois les stéréotypes qui existent sur l'usage des drogues et "les difficultés que l'on peut rencontrer en tant que préventeur à pouvoir interroger le travail, et ses conditions". L'idée qui prévaut aujourd'hui, poursuit-elle, est en effet que les usages de drogues trouvent leur source dans la vie privée des individus.

Les imperfections de l'outil RPIB, le repérage précoce en intervention brève

"C'est un outil intéressant", rapporte Gladys Lutz. Le RPIB (repérage précoce en intervention brève) est en effet basé sur l'échange. Il permet d'ouvrir le dialogue avec la personne sur ses consommations et "d'essayer, à travers un lien de confiance, d'avoir une réflexion du sujet sur sa consommation, de voir comment la diminuer". Le problème est que la démarche du RPIB se limite aussi à ce dialogue : il ne permet pas de comprendre les éventuelles dynamiques professionnelles de la consommation, poursuit-elle. De fait, "dans sa forme actuelle, le RPIB peut permettre de diminuer l'usage, mais il ne permet pas de montrer les éventuels liens entre consommation de produit et travail". Autre exemple, les "groupes prévention alcool" qui existent dans certaines entreprises. "Nombreux sont là aussi déconnectés des questions du travail".

Source (par Rosanne Aries, actuel-hse.fr)

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