Le plaisir au Travail est un leurre

Posté le 3 février 2012 | Dernière mise à jour le 13 mars 2020

Travailler le chômeur est probablement ce qu’il y a de plus éprouvant pour un homme, (aphorisme zaïrois).

Accomplissement ou esclavage ? Le travail est-il un but ou une raison de vivre, rend-il libre ou est-il une aliénation ? Autant de questions qui se posent et ont été traitées par les plus grands penseurs et théoriciens.

L’éducation à l’effort et au travail, l’appât du gain, la boulimie de travail ou le refuge dans une activité professionnelle n’expliquent que partiellement cet engouement. Dans la société, le travail est présenté comme une valeur morale, une sublimation, mais peut aussi exprimer une volonté de pouvoir, de domination sur les subalternes ou à l’inverse, la peur des petits chefs et des brimades quotidiennes. Ces valeurs ou ces tares se retrouvent et s’entremêlent dès qu’il faut parler boulot. Que de questionnements pour un domaine qui, pour l’immense majorité des individus qui exercent une activité professionnelle sans grand intérêt ou responsabilité, n’est qu’une obligation matérielle pour gagner sa vie, si ce n’est une pénible corvée. Tout dépend du métier que l’on exerce, car pour ne pas s’y ennuyer mortellement et compter les heures en regardant la pendule, il faut que l’activité vous plaise et soit suffisamment variée et attrayante pour ne pas créer l’ennui. Or l’ennui s’installe très vite au travail quoiqu’en disent le MEDEF et les DRH. Les Compagnons, amateurs de l’ouvrage bien fait sont de plus en plus rares, ils peuvent se targuer d’être à la fois des artistes et des artisans. Mais avec l’automation, le bas de gamme et la production en Chine, ils entrent de plus en plus dans le folklore.

Pour beaucoup d’hommes et de femmes, le travail est l’unique moyen d’obtenir une rémunération et le salaire, la principale motivation qui les fait se lever le matin. Et même en exerçant une profession gratifiante, bien considérée et largement rémunérée, les contraintes du métier, la concurrence, la mesquinerie des collèges ou les récriminations des clients font que les journées ne sont pas toujours roses. Beaucoup sont ceux qui disent aimer leur travail par conformisme et pour ne pas donner l’image de la paresse. Si une majorité de gens aimait tant son activité professionnelle, la civilisation des loisirs n’aurait aucune raison d’être et les RTT n’auraient pas eu un tel succès. Contrairement à ce que l’on pourrait penser de prime abord, il ne s’agit point d’un éloge à la paresse mais plutôt d’une forme de stakhanovisme ludique. Il est d’ailleurs de plus en plus fatigant de prendre des congés. Les vacances sont quelquefois tellement épuisantes, qu’il faudrait instituer des RTV (Récupération du Temps de Vacances) pour s’en remettre pleinement.

Le culte de l’effort, du devoir accompli a déjà été abandonné par toute une jeunesse qui vit sans l’espoir de trouver un travail gratifiant et bien rétribué. Ces jeunes se rabattent sur un rêve de célébrité rémunératrice véhiculée par les médias. Ils croient naïvement que n’importe qui peut passer à la télévision et y devenir une huile qui y fera son beurre. Hélas, ils risquent de déchanter rapidement et devenir amers, car il y a beaucoup d’appelés et peu d’élus. Combien de tapeurs anonymes de ballons ronds pour un Zidane ou un Thierry Henry, combien de groupes de salle des fêtes et de petits comiques, pour une Diam’s ou un Djamel ? Beaucoup d’autres voient dans le trafic et dans les gangs la possibilité de gains rapides et faciles incommensurablement plus attrayants qu’une rémunération au SMIC après des années de chômage, de stages en entreprise et de petits boulots.

Le plaisir dans le travail existe quand celui-ci autorise une certaine autonomie, une possibilité d’initiatives et en plus quand il et bien payé et se déroule dans une ambiance non stressante. Disons que ces conditions ne sont que très rarement toutes réunies et que dans les cas où elles le sont, les contraintes du marché et de la concurrence en annihilent souvent les effets. Travailler est donc le plus souvent une obligation économique indispensable pour ne pas dire vitale. Ce n’est pas le travail en soi qui motive, qui crée du plaisir mais les bénéfices secondaires qu’il induit en plus de la rémunération. Pouvoir, notoriété, accès à des relations, à un milieu gratifiant, avantages en nature n’ont rien à voir avec le sens de l’effort et de l’abnégation.

Le travail, longtemps traité comme une valeur morale, puis avec le début de l’industrialisation et de l’apparition des syndicats, est devenu un objet politique de débat et de lutte. Après de nombreuses grèves et revendications, l’idée de la pénibilité est en voie de dépasser celle de la rémunération au niveau des luttes. Les thèmes de la souffrance au travail, le harcèlement moral des cadres sur les employés et de la direction sur les cadres sont devenus un cheval de bataille journalistique et syndical. L’ouvrier, l’employé n’attendent plus le Grand Soir, mais une amélioration, on peut aussi parler d’humanisation, des conditions de travail. Les revendications changent de cibles, et le suicide sur son lieu de travail est dorénavant un nouveau moyen de protestation. Dans ces conditions, comment pouvoir discourir sur le plaisir au travail, alors que tout le vocabulaire le concernant se focalise sur la souffrance, l’exténuation entraînée plus par les délocalisations, la mondialisation, les licenciements économiques et la dématérialisation du travailleur que par les cadences jadis infernales et le compte qui n’y était pas. Le chômage de masse a aussi modifié la donne et celui qui a un emploi fait figure de privilégié par rapport à celui qui n’en a pas. Il devient donc évident que la notion de plaisir au travail est progressivement remplacé par la crainte de perdre son emploi. De plus, le prolétariat s’étant structurellement, socialement et ethniquement profondément modifié dans sa composition, les solidarités ouvrières d’autrefois en ont pris un coup. Les joies partagées entre collègues d’atelier et d’usine et même de bureau ont progressivement disparues. Plus ou presque de verre au bistro du coin à la sortie du boulot quand on habite à deux heures de transport en commun, quasiment plus de Premier Mai et de célébrations ouvrières. L’individualisme et le chacun pour soi a aussi atteint ce qu’il reste de classe ouvrière dans les sociétés postindustrielles. La transformation sociale a commencé bien avant l’agonie du communisme et touche désormais toutes les catégories laborieuses. Le Jean Gabin gouailleur n’a plus sa place dans les ateliers et le syndicaliste à l’ancienne, type Krasucki est devenu un dinosaure. Alors parler de plaisir au travail devient aussi incohérent que d’évoquer la moralisation du capitalisme international.

Seule une petite minorité, souvent plutôt bien payée arrive encore à se satisfaire de son activité et même parmi les professions libérales et les travailleurs indépendants, les contraintes administratives et fiscales, le remboursement des prêts et la crainte de procès sont tels que les gens encore capables d’être heureux et satisfaits de ce qu’ils font sont de plus en plus rares. S’il est si souvent fait référence à la civilisation des loisirs, c’est que par comparaison, le travail est une servitude. Le temps libre s’oppose à celui où l’on est aliéné. L’actuelle approche ludique, décontractée et anti-stress du travail est surtout une méthode ergonomique d’amélioration des performances et non un altruisme patronal tout comme la lutte contre la possibilité de suicide en entreprise est une parade pour diminuer la responsabilité civile et d’éviter de payer de trop fortes indemnités en cas de décès. Le travail peut être utilisé en fin de compte comme moyen d’ascension sociale, donnant accès au pouvoir d’achat, mais surtout comme un levier pour atteindre une meilleure capacité de jouissance et d’expression des plaisirs. Enfin, s’il est possible d’arriver au bureau, la gueule dans le seau en disant d’un ton suave, « le petit fait ses dents, nous n’avons pas dormi de trois nuits  », il serait inconvenant de déclarer, « je suis à la masse car j’ai picolé ou baisé jusqu’à l’aube  ». Alors que pour un patron, la baisse de rendement est la même dans les deux cas. La morale intervient donc encore une fois et incite à dissimuler ses actes et ses sentiments au travail, elle pousse à l’hypocrisie mielleuse et consensuelle.

source: agoravox.fr

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