80 ans du Front populaire : peut-on comparer 2016 à 1936 ?

Posté le 4 juin 2016 | Dernière mise à jour le 13 mars 2020

DR

Quatre-vingt ans après le Front populaire, peut-on comparer les printemps de 2016 et de 1936 ? Les réponses de Jean-Pierre Le Crom, historien du droit social et directeur de recherches au CNRS, dans cette interview.

La France commémore les 80 ans du Front populaire. La situation économique et sociale, syndicale et politique, de ce printemps 2016 (blocages, grèves et manifestations contre le projet de loi Travail, etc.) peut-elle être comparée à celle du Front populaire de 1936 ?

Je vois surtout de nombreuses différences. La première est importante :  les grèves ont commencé en 1936 alors que le gouvernement du Front populaire, qui venait de gagner les élections, n'était pas installé (*). C'était un mouvement qui s'appuyait sur la victoire électorale de la gauche pour obtenir d'abord une augmentation des salaires. C'était donc un mouvement social offensif, les gens espérant gagner des droits. Aujourd'hui, le mouvement social apparaît défensif, en réaction à un projet de loi, il y a une peur de perdre des acquis et des droits. La deuxième grande différence à mes yeux concerne le mouvement syndical. Les grèves de 1936 ont entraîné une très forte adhésion des salariés aux syndicats, d'abord à la CGT et dans une moindre mesure à la CFTC. La CGT s'est d'ailleurs réunifiée en 1936 alors qu'elle était jusqu'alors divisée entre un syndicat réformiste (la CGT) et un syndicat communiste révolutionnaire (la CGT-U). Cette réunification s'explique par un changement de stratégie de Staline. Le chef de l'Union soviétique décide, pour lutter contre le fascisme, de favoriser une large alliance, y compris avec les socialistes traités jusqu'alors de "sociaux traîtres", d'où l'union syndicale et politique du Front populaire.

“La CGT va compter

4 millions d'adhérents”

Cette progression des adhésions est spectaculaire. Alors que le syndicalisme était faible en nombre d'adhérents jusqu'en 1936, la CGT va compter jusqu'à 4 millions d'adhérents. Une anecdote pour montrer l'ampleur de ce changement. J'habitais autrefois près de la rue Appert à Nantes, à l'époque une rue de conserveries ou existait aussi une entreprise qui fabriquait des cageots. Dans cette société, qui employait une centaine d'ouvrières très mal payées, aucune n'était syndiquée avant 1936 et elles l'étaient toutes après le mouvement social ! Aujourd'hui, le mouvement syndical est faible et divisé. Turquie mise à part, la France est le pays de l'OCDE qui comprend le plus grand nombre de syndicats et le plus faible nombre d'adhérents. Il faudrait interroger ce rapport entre le nombre de syndicats et le nombre d'adhérents.

Mais il y a aussi des ressemblances entre les images d'occupations d'usines de 1936 et celles de blocages de sites en 2016, non ?

En 1936, il y a eu un nouveau mode d'action original et massif, qui a concerné tout le pays : les grèves avec occupations d'usines. Aujourd'hui, il y a quelques occupations, des blocages et des grèves mais ce sont des actions relativement marginales, limitées à quelques secteurs où les syndicats sont bien implantés (transports et énergie par exemple). Et ce ne sont pas de nouveaux modes d'action : on les a déjà connus en 2010 ou en 1995. Cela va de pair avec la faiblesse actuelle du syndicalisme, quasiment absent de certains secteurs (il y a 0,6% de syndiqués dans le bois par exemple). Cela étant, par rapport à ceux qui critiquent le manque de représentativité des syndicats en France, il faut souligner que depuis la réforme de la représentativité de 2008, ce sont les élections professionnelles qui fondent la représentativité des syndicats, et qu'ils sont donc à cet égard légitimes et représentatifs.

Qu'apporte le Front populaire aux salariés ?

1936, ce sont les deux semaines de congés payés, les 40 heures, les conventions collectives incluant les délégués du personnel, sans oublier les augmentations de salaires très fortes, parfois jusqu'à 50%. Les conventions collectives existaient légalement depuis une loi de 1919 mais elles ne couvraient en 1934, selon Pierre Laroque, que 7,5% des salariés.

36, c'est donc aussi le début de l'essor des conventions collectives. Il n'est pas alors question de négociations dans les entreprises...

Ce qui s'est passé en 1936, c'est l'introduction de l'extension des conventions collectives, autrement dit l'application obligatoire, sur décision du gouvernement, mais sous conditions, à toutes les entreprises d'un secteur d'une convention collective qui auparavant ne concernait que les entreprises ayant ratifié la convention ou faisant partie d'une organisation patronale l'ayant signée. Il faut rappeler qu'il n'y a pas beaucoup, à cette époque, d'accords d'entreprise. Durant les années 50 et pendant les Trente Glorieuses, hormis le cas de la participation des salariés aux bénéfices de l'entreprise avec une ordonnance publiée en 1967 et quelques exceptions (l'introduction d'une section syndicale par accord d'entreprise chez Neyrpic ou la troisième semaine de congés par accord chez Renault), il y a peu de négociations dans les entreprises, tout se passe au niveau de la branche (**). Il faut attendre d'ailleurs mai 1968 pour que la section syndicale d'entreprise soit autorisée à négocier.

“Le tournant pour les négociations

collectives en entreprise, ce sont

les lois Auroux”

Et il faudra encore attendre 1982 et les lois Auroux du 13 novembre 1982 (qu'on pourrait aussi appeler les lois Aubry car c'est Martine Aubry qui les a conçues avec la CFDT), pour que soit mise en avant la négociation d'entreprise avec les négociations annuelles obligatoires (NAO). Ces lois Auroux introduisent d'ailleurs pour la première fois une possibilité d'accord d'entreprise dérogatoire à la branche, au sujet de l'organisation et de la durée du travail, ce qui remet en cause le principe de faveur. Dès 1982, il est donc possible d'appliquer un accord d'entreprise sur le temps de travail dérogeant à un accord de branche. La loi Fillon de 2004 a étendu les possibilités de dérogation, y compris dans un sens défavorable aux salariés (***). Il est donc déjà possible aujourd'hui de faire ce qu'on appelle "l'inversion de la hiérarchie des normes", mais à condition que l'accord de branche le permette. Et c'est justement ce point du projet de loi El Khomri qui fait débat car le texte vise à faire primer l'accord d'entreprise sur la branche sans que celle-ci ait un droit de veto. Ce n'est pas anodin, c'est important. On oublie aujourd'hui de dire qu'à l'origine, le patronat ne voulait pas de négociation d'entreprise. Il n'a perçu son intérêt qu'à partir du moment où le législateur a introduit les accords dérogatoires.

On est en plein dans le débat actuel autour du projet de loi Travail...

Oui, c'est un débat de fond entre la deuxième gauche incarnée par la CFDT et Martine Aubry en 1982, qui prône plus de souplesse pour la négociation d'entreprise, et une gauche plus traditionnelle qui se méfie des accords d'entreprise et qui souhaite fixer des garanties pour les salariés à un niveau plus élevé que celui de l'entreprise.

Le débat entre négociation d'entreprise et de branche n'est pas si simple à trancher…

L'idée selon laquelle il faut négocier au plus près des salariés pour organiser la production et le temps de travail semble assez logique. Mais l'argument en sens contraire, selon lequel ce niveau de négociation est celui où le chef d'entreprise est dans une situation beaucoup plus favorable que dans une négociation de branche et que peut donc s'exercer une forme de chantage à l'emploi en échange d'un accord, ne peut pas être écarté. Les syndicats achetés par l'entreprise, cela existe aussi, même si cela reste marginal.

“En France, notre système de

relations sociales

est marqué par la loi”

De l'autre côté, il faut aussi relever que l'accord dérogatoire ne concerne pas, dans le projet de loi Travail, l'ensemble des thèmes, mais uniquement l'organisation du temps du travail : il n'y a pas, par exemple, de remise en cause du Smic. Mais ce n'est pas à moi de départager ces points de vue. Je peux simplement noter qu'en France, notre système de relations professionnelles et sociales est très marqué par la loi avec des règles s'appliquant à l'ensemble des salariés et des entreprises. Cela nous distingue des pays comme la Grande Bretagne ou l'Allemagne, où les règles sont fondées par le contrat individuel et collectif.

En 1936, la philosophe Simone Weil écrit : « Si le gouvernement avait pu obtenir pleine et entière satisfaction par de simples pourparlers, on aurait été bien moins content. Il s’agit, après avoir toujours plié, tout subi, tout encaissé en silence pendant des mois et des années, d’oser enfin se redresser. Se tenir debout. Prendre la parole à son tour ». Cela vous semble-t-il s'appliquer aussi en 2016 ?

Ce qui est clair, à mon avis, car on le voit au travers des enquêtes d'opinion, c'est l'hostilité d'une majorité de la population à l'égard du projet de loi El Khomri. Même si les gens ne connaissent pas forcément les subtilités techniques et juridiques de la négociation collective, ils perçoivent dans ce texte comme un arrière fond de soumission à la logique financière et aux techniques managériales, un arrière fond qu'ils rejettent.

“Un ras-le-bol des

salariés sur leurs

conditions de travail”

Il me semble que s'exprime, à l'occasion de ce projet, un ras-le-bol des salariés à l'égard de leurs conditions de travail et de l'incapacité des politiques à juguler ou encadrer l'économie. Le paradoxe, c'est que ceux qui portent ce ras-le-bol (les salariés de la SNCF, de la RATP, de l'aviation, etc.) ne sont pas forcément ceux qui sont le plus concernés par le projet de loi El Khomri.

La représentation historique du Front populaire vous paraît-elle idéalisée aujourd'hui ?

Toute histoire est fantasmée. Il reste du Front populaire ces images de tandems s'élançant vers la mer sur la route des vacances, mais c'est aussi une réalité. L'image des premiers congés payés est forte, davantage que celle des augmentations de salaires qui ont d'abord changé le quotidien des salariés, avant que cet avantage ne soit grignoté par la hausse des prix et l'inflation. Mais il est tout de même permis d'avoir un regard très positif sur le Front populaire : la semaine de travail réduite à 40 heures, les congés payés, les délégués du personnel, ce n'est pas rien !

Le Front populaire, c'est aussi le mouvement de la culture pour tous. Qu'en reste-t-il aujourd'hui ?

Si j'évoque quelque chose de personnel, je vous parlerai de l'association CLAJ (comité loisirs action jeunesse) à laquelle je participe : nous gérons ensemble une bibliothèque, nous partageons régulièrement nos lectures au cours d'un repas. C'est un héritage de l'esprit de 36. Je pourrais aussi évoquer les activités sociales et culturelles (ASC) du comité d'entreprise mais je ne suis pas certain qu'il reste encore beaucoup de CE dotés d'une bibliothèque. Du reste, les ASC gérées par un CE, ça n'existe qu'en France, c'est pour moi davantage le résultat d'un accident de l'histoire. Du reste, est-ce aux entreprises de favoriser l'accès à la culture ou aux voyages ? A mes yeux, cela n'a de sens que si l'action conduite est différente de ce qui se fait ailleurs, si elle permet d'échapper à l'individualisation et à la marchandisation qui ont pris le pas dans toute la société (****).

(*) Le Front populaire accède au pouvoir le 4 juin 1936, Léon Blum dirigeant le gouvernement après la victoire aux législatives des 26 avril et 3 mai 1936 des députés radicaux, socialistes et communistes. Mais ces derniers, s'ils soutiennent le gouvernement, n'y participent pas. Pour la première fois, trois femmes (qui n'ont alors pas le droit de vote) entrent dans un gouvernement. A ce sujet, lire le petit livre de Jean Vigueux, "Le Front populaire", dans la collection Que sais-je ? aux PUF (127 pages, 9€).

(**) L'ordonnance du 17 août 1967, voulue par le général de Gaulle, ouvre un champ à la négociation d'entreprise pour déterminer le choix de la formule de participation des salariés aux bénéfices de l'entreprise, qui devient obligatoire à partir de 100 salariés, un seuil abaissé à 50 salariés en 1990.

(****) Mais ces possibilités dérogatoires ont été peu utilisées, les branches ayant verrouillé un dispositif par ailleurs mal calibré pour les PME, comme le note une étude de 2008 de la Dares.

(***) Jean-Pierre Le Crom nous signale que le sociologue Pierre Bourdieu a travaillé de façon critique sur ce sujet à l'occasion d'un ouvrage collectif, "le partage des bénéfices", de Pierre Darras (Editions de Minuit, 1966).

Bernard Domergue http://www.actuel-ce.fr/ (Lire l’article original)