Ils travaillent la peur au ventre: voyage au pays de l'insécurité professionnelle

Posté le 9 janvier 2017 | Dernière mise à jour le 13 mars 2020

Réorganisations en cascade, restructurations, réductions du personnel... La peur du lendemain inquiète de plus en plus de salariés qui ont le sentiment que leur avenir professionnel ne tient qu'à un fil. Témoignages.

"Quand j'ai signé un CDI après des années de galère, j'ai été soulagé. Mais les jours passant, je ne peux m'empêcher de flipper. Regardez le contexte économique dans lequel on vit." Rien ne semble rassurer Michel* qui a multiplié les missions d'intérim et les petits boulots pendant 10 ans avant de décrocher le "Graal" dans une entreprise angevine de réparation de moteurs électriques. "Demain, ma boîte peut être rachetée, délocalisée, perdre ses clients. Je ne sais pas si elle est assez solide, peut-être qu'elle l'est. Après tout, elle a été créée il y a plus de 70 ans, elle a une position de leader et elle fait tout pour la conserver. Pourtant, j'ai cette espèce de peur du lendemain tapie au fond du ventre..."

"Des postes vont sauter, le mien peut-être aussi"

Une exception l'inquiétude de Michel? Pas vraiment. Même les entreprises réputées comme les plus sûres semblent gagnées par l'incertitude. A la SNCF, le transport de voyageurs sur les liaisons intérieures s'ouvrira à la concurrence à partir de 2019. Une source de stress pour Yves, entré comme conducteur de train il y a 15 ans à la gare de Toulouse, puis reclassé en agent logistique à la bagagerie. "L'emploi à vie est une phrase qui n'a plus lieu d'être chez nous. Des postes vont sauter, le mien peut-être aussi, soupire ce jeune quadra. Nous travaillons dans un flou total, les rumeurs les plus folles circulent, on n'a plus aucun repère. Mes collègues contrôleurs sont tous démotivés... Même mon cousin inspecteur des finances n'est plus sûr de pouvoir finir sa carrière dans son centre d'impôts !"

Pour Danièle Ruffet, coach et psychanalyste, cette anxiété liée à l'insécurité au travail est une émotion qu'il ne faut pas minimiser. "Elle relève d'un ressenti bien réel: mon entreprise vient d'être rachetée, que vais-je devenir alors que je viens d'avoir 50 ans ; je suis en CDD et le dernier entré ; j'alterne travail et chômage, je ne peux pas me poser..." Des idées noires qui deviennent vite envahissantes. "Cette angoisse socio-économique peut tourner en permanence dans la tête des personnes anxieuses. Elle se nourrit de faits avérés ou supposés, s'auto-entretient, se répand entre collègues, empêche de raisonner, voire de réagir."

Comment surmonter cette peur? "Ce n'est pas simple. Mais il faut essayer d'éviter de se murer dans l'incertitude et se mettre dans une position de changement. quitter le sentiment d'avoir à subir des événements qui nous sont imposés et qui ne nous conviennent pas pour envisager des possibilités de rebond."

"J'étais piégée et seule"

Rebondir, c'est ce qu'a réussi Véronique, après avoir été "dégoûtée" par un processus de rachat de l'entreprise dans laquelle elle travaillait. Cadre dans une agence de presse parisienne, la jeune femme gère un service de plus de dix personnes lorsque sa N+1 lui apprend la vente de la société. "Je devais garder le secret, ce qui me mettait dans une position très inconfortable vis-à-vis de mon équipe. J'étais complètement piégée et seule. Cet enfer a duré un an et demi. J'aurais pu partir mais je ne me voyais pas lâcher mes collègues. A force d'allusions, je leur ai fait comprendre que la situation était mauvaise. La démotivation s'est installée. Finalement, le projet de rachat de mon service s'est transformé en liquidation. Nous avons tous profité du plan de sauvegarde de l'emploi pour partir. Pour moi, c'était une vraie délivrance." Depuis, l'ex-manageuse panse son traumatisme en s'investissant dans un projet de création d'entreprise en province. "J'ai décidé de tourner le dos au salariat. Trop dur, trop douloureux..."

C'est par la presse qu'Anne a appris que le groupe international pour lequel elle travaillait mettait en place un plan de départ volontaire touchant un tiers des effectifs. "Imaginez le choc ! Personne n'était au courant. C'était la douche froide !", se souvient cette quinqua, alors assistante de direction depuis 13 ans. La procédure a duré six mois et déstabilisé tout le personnel. "Nos chefs nous ont abandonnés en partant les premiers. Si nous voulions rester, nous devions postuler par écrit dans d'autres directions ou filiales, en province ou à l'étranger, alors même que le nombre de postes était limité. Bien sûr, les seniors ont été les plus touchés, on ne voulait plus les garder. Certains n'avaient même pas de diplômes, étaient à 10 ans de la retraite. J'en connais qui sont allés pleurer à la DRH, supplier leur hiérarchie. C'était terrible..." Nathalie en a profité pour changer de vie: elle est devenue hypnothérapeute et heureuse de son choix. D'autant plus que le groupe a lancé un deuxième plan social trois ans plus tard...

La culpabilité du survivant

Vous pensez que les travailleurs épargnés par des suppressions de postes sont mieux lotis, détrompez-vous! "On ne s'occupe absolument pas des survivants, déplore Laurence Dorigny, psychologue du travail indépendante à Reims. Pendant le plan social, la DRH comme les syndicats, n'ont pas de temps à leur consacrer car ils sont monopolisés par les négociations et les dispositifs accordés aux sortants : indemnités, formations, reclassement, coaching... Selon eux, les rescapés doivent s'estimer heureux parce qu'ils ont encore un travail, alors qu'ils sont complètement perdus et bouleversés de voir leurs collègues partir."

Délaissés par leur employeur, ceux qui restent développent parfois ce qu'on appelle "la culpabilité du survivant". Ils se sentent en sursis et subissent une double peine: leur charge de travail augmente à cause de la réduction d'effectifs et reprennent souvent des fonctions appartenant à leurs anciens collègues qu'ils maîtrisent mal." Pour éviter le stress qui découle de cette situation, Laurence Dorigny préconise à ceux qui restent de créer un "collectif de travail" à l'intérieur ou à l'extérieur de l'entreprise. Un bon moyen selon elle "de partager ses états d'âme, de se remobiliser et d'échanger des savoir-faire." Un médecin du travail ou un membre du CHSCT peut aussi être sollicité pour impulser le mouvement. La formation peut aussi constituer une aide précieuse. L'essentiel est de ne pas se replier sur soi.

Par Corinne Dillenseger  L'entreprise l'express (lire l'article original)