Réconcilier le travail et l’emploi

Posté le 23 février 2012 | Dernière mise à jour le 13 mars 2020

Intervention de Jean-François Bolzinger, Secrétaire général adjoint de l’UGICT, au colloque "Une politique du Travail" du 9 janvier 2012.

Je vous remercie de cette invitation. Il n’est pas courant que des cercles de réflexion politique s’intéressent au travail. On parle beaucoup du capital, plus rarement du travail.
La Confédération Générale du Travail devrait logiquement en faire un centre d’intérêt majeur. Mais il faut déplorer dans les débats de société une dissociation entre emploi et travail.

Pour répondre à votre question, je vais partir des années 1980.
A l’époque beaucoup de réunions syndicales traitaient des questions de santé au travail. Le problème, c’est qu’on sortait de ces réunions plus perplexe qu’on y était rentré. On tournait en rond sur la souffrance… Par ailleurs, on traitait les questions de l’emploi, en faisant face aux suppressions d’emplois.

Après le capitalisme industriel on est passé à un capitalisme financier et patrimonial. L’UGICT-CGT a toujours travaillé sur les questions d’organisation du travail, de management (les cadres étant à la fois managers et « managés »), a suivi la montée des questions de stress, de burn out… Nous parlions de surexploitation de la part intellectuelle du travail, sachant qu’il y a de l’intellectuel dans le travail d’exécution et le travail ouvrier. Des formes de taylorisation du travail intellectuel se sont développées.

Et on en est arrivé à des suicides de cadres sur le lieu de travail. Il nous a fallu mener bataille pour rendre cela public. Car ce qui gêne les employeurs, ce ne sont pas les suicides, c’est qu’ils soient rendus publics. Je me souviens de manifestations, devant les entreprises et à la sortie de réunion du Medef, où nous lancions : « Arrêtez de compter les morts ! » qui étaient aussitôt dispersées. C’était ça le déni.

On ressentait une certaine pudeur dans l’organisation à aborder ces questions. Mais nous avons pensé que nous ne pouvions plus nous contenter d’en aborder les aspects médicaux, psychologiques.
Au niveau ouvrier, les questions ne se posaient pas de la même manière. Il y a cinquante ans, il n’y avait pas de suicides dans les entreprises.
L’entreprise était, comme vous le disiez, un lieu de socialisation. Quand elle s’est déshumanisée, la donne a changé.

Nous nous sommes donc interrogés sur les causes. Derrière les phénomènes de stress, c’est l’organisation du travail qui était en cause. L’organisation du travail est liée à une stratégie, la stratégie est liée à un pilotage de l’entreprise, un mode de management, en prenant le concept au sens large.
Nous nous sommes rendu compte qu’il fallait dépasser la question de bons et de mauvais managers puisqu’il y avait des atteintes à la santé partout.

Quel est le fil conducteur ?
Nous avons caractérisé cela par le terme de « Wall Street management ». Le fil conducteur de la manière dont est orchestré le travail, y compris dans sa finalité avec le passage au « Tout pour l’actionnaire ! » des années 1990-2000. C’est une logique de financiarisation qui est descendue d’une manière très fine jusqu’à vouloir faire du management une technique standardisée appliquée. Partout c’est la course à la performance individuelle, c’est l’urgence du court terme, ce sont les objectifs quantitatifs à atteindre, c’est l’impossibilité de donner un sens à son travail.
Tout cela fait que les salariés qui sont par essence motivés ne sont pas mobilisés. Ils sont empêchés de bien travailler. Nous avions emprunté une formule à Yves Clot pour un de nos derniers congrès : « Laissez-nous bien travailler ! ».

C’est une question d’appropriation du travail à la source. Ce mode de management, né dans le secteur privé, gagne le secteur public : réduction des coûts à tout prix, de manière aveugle. Le travail est complètement déshumanisé.

Fin 2008, nous avons lancé une enquête : « Votre travail, Comment le vivez-vous ? Comment le voulez-vous ? ». A notre grande surprise nous avons reçu en deux mois 2 500 réponses de cadres et techniciens. La moitié des réponses étaient remontées de nos bases syndicales, l’autre moitié par internet. Cette enquête avait donc fortement intéressé. Il y avait même des parties blanches avec des réponses extraordinaires. Un salarié suggérait d’inverser le management : « Tout est tourné vers le haut, il faut le tourner vers le bas ».

Nous avons pensé qu’une démarche de reconstruction était nécessaire pour la réappropriation du travail. Nous avions vu le tour de passe-passe de 2007 lorsque Nicolas Sarkozy avait parlé de « réhabiliter la valeur travail » (un « coup de com’ » !). En même temps, les heures supplémentaires repartaient, les forfaits jour continuaient d’être dévoyés…
Nous avons décidé de travailler à une démarche alternative.

Dans cette démarche de transformation nous fixons quelques axes importants.

Le premier axe consiste à reconnaître les qualifications et surtout à en permettre le plein exercice. Toute l’intelligence, toute la créativité de chacun doit pouvoir être déployée. Cela passe par un autre mode de management, une autre manière de fonctionner de l’entreprise avec, notamment, une revalorisation de la technicité. Le « tout gestion » explique que les étudiants fuient l’industrie. À partir du moment où on ne reconnaît pas la technicité, où on met de la gestion partout, il ne faut pas s’en étonner. Nous proposons de partir de là.

Un deuxième axe important est l’axe démocratique. On a besoin de droits individuels et collectifs qui permettent à chacun d’exercer son libre-arbitre, de développer son esprit critique, d’avoir une liberté d’expression. Ce peut être au niveau de la dispute professionnelle : j’ai entendu, dans des centrales nucléaires, des gens qui travaillent sur la sûreté se plaindre de ne plus avoir leur mot à dire ! Tout cela parce qu’il faut rentrer dans les canaux du mode de management et des objectifs quantitatifs fixés. La notion de dispute française n’existe plus, depuis le travail jusqu’à l’intervention sur les stratégies, sur le sens, la finalité de l’entreprise. Sens du travail et finalité de l’entreprise que les jeunes dissocient aujourd’hui.

Troisième axe : il nous paraît important de conjuguer économique, social et environnemental. Selon la caricature produite par l’histoire, on laisse le social aux syndicats, l’économique à l’employeur, les cadres se retrouvant tiraillés entre les deux.
Cela passe par les questions d’évaluation au travail. Je me souviens de la formule de nos camarades du Technocentre Renault : « évaluez le travail et non la personne ». Nous avons récemment gagné contre Airbus un procès qui dénonçait une forme d’évaluation comportementale coercitive.

Pour évaluer le travail, il faut le connaître. Nous menons le débat sur les critères. Ne s’agit-il que de critères quantitatifs ? Retient-on des critères qualitatifs qui vont jusqu’à des questions d’éthique professionnelle ?
Il faut travailler la question de la contractualisation des objectifs, la question des moyens. Avons-nous la parole sur ces sujets ? De nombreuses interventions sur le sens et la finalité doivent aujourd’hui être réhabilitées, qui permettent à chacun de prendre position par rapport à cette financiarisation, par rapport à cette crise.
Je l’ai abordée par l’entrée de la santé au travail mais cela croise bien d’autres aspects.

Quels leviers avons-nous ?

Le Wall Street Management entraîne drames humains mais aussi gâchis économiques. Airbus a pris un an de retard sur l’A380. Ce gâchis économique est dû à un mode de management par objectifs quantitatifs d’économies, avec des sous-traitances déresponsabilisantes qui nient complètement la qualité et l’efficacité du travail.

En même temps, on voit émerger une plus grande qualification dans la société et dans le travail.
La féminisation est un atout extraordinaire pour modifier le fonctionnement des entreprises. De nombreuses femmes expriment leur refus de ce mode de management, y compris de son vocabulaire guerrier.

La capacité des jeunes à articuler l’individuel et le collectif est encourageante. Nous l’observons sur nos adhésions syndicales. Les plus de cinquante ans ont une vision assez collective. La génération des 35-50 ans est très individualiste. Les plus jeunes, y compris ceux qui ont fait le CPE, arrivent à conjuguer l’individuel et le collectif d’une tout autre manière que les deux générations précédentes.
Il y a là des éléments très prometteurs. Il y a moyen de mener cette démarche, de définanciariser l’entreprise, de la réhumaniser et la resocialiser.

Les aspirations au dialogue social, l’anticipation au niveau des salariés, oui ! Mais il faut faire en sorte que les droits actuels soient appliqués et développer des droits d’intervention plus forts, collectifs et individuels. Les deux doivent aller de pair.

C’est tout un ensemble de questions qui concernent le politique et posent la question fondamentale soit de gérer, soit de sortir de la crise. Pour nous l’essentiel se joue dans l’ensemble de cette problématique. Cela se joue dans le travail et à partir du travail. La manière de travailler c’est la manière dont on produit les richesses, c’est la croissance et son contenu. Si on n’est pas mobilisé ensemble, comment peut-on développer des savoir-faire ? C’est la qualité de l’emploi qui est en jeu. Pour nous c’est une question au cœur de la réconciliation entre le travail et l’emploi, c’est la mobilisation des salariés sur une création de richesses, sur une synergie de création de valeur. Là, on peut parler de réhabiliter le travail.

C’est une question qui doit être abordée par le politique. Les droits dans les entreprises, les questions de démocratie, les questions de santé sont des questions constitutionnelles. Pour nous c’est une question de société permanente. On s’aperçoit que plus on avance, plus l’assise même du syndicalisme (Confédération générale du travail) est en soi une question de société : arriver à revaloriser, réhabiliter le travail. En aucun cas il ne faut abandonner ces thèmes au marketing de la communication politique.

Quand un mode de management, une logique, tue le travail et tue au travail, on voit bien qu’il faut inverser les choses.
C’est un terrain d’intervention syndicale mais aussi politique. J’aime bien le terme « Politique du travail » parce que ce sera un moyen de mobiliser y compris sur la politique au sens noble, l’ensemble des citoyens et des travailleurs.
source: fondation-res-publica.org

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