Les "accords compétitivité-emploi" ou la fin du droit du travail

Posté le 27 mars 2012 | Dernière mise à jour le 13 mars 2020

Nicolas Sarkozy a défendu, le 11 mars, à Villepinte l'idée des "accords compétitivité-emploi" qu'il avait lancée en janvier dernier. Il a vanté les mérites d'une nouvelle forme de négociation collective qui, selon lui, permettrait aux chefs d'entreprise et aux salariés de "discuter librement". Ces accords organiseraient, face à l'autoritarisme de la loi, la "flexibilité" des éléments essentiels du contrat de travail : comme l'a annoncé le président de la République, "si les salariés et le chef de l'entreprise se mettent d'accord" sur "l'emploi, le salaire et la flexibilité", alors leur accord sera "autorisé par la loi et primera sur le contrat de travail individuel".

Ce mécanisme suggère que les accords entre l'employeur et les salariés d'une entreprise prévaudront sur la loi, les accords collectifs tels que les conventions collectives conclues au niveau des branches, ou encore le contrat de travail. Il marquerait dès lors l'avènement d'un nouveau droit du travail caractérisé par l'abolition des notions essentielles qui encadrent les relations individuelles de travail et plus encore celles du consensualisme, principe sur lequel repose l'ensemble du droit des obligations. Pour le dire très simplement, l'"accord compétitivité-emploi" autoriserait le manquement à la parole donnée.

En matière de droit du travail, le consensualisme signifie que l'employeur et le salarié peuvent convenir par un contrat, dont le formalisme est en réalité secondaire, de l'ensemble des éléments essentiels de leurs rapports de travail : les fonctions occupées, le lieu d'exécution de la prestation de travail, les horaires et la période au cours desquels le salarié consacrera son activité à l'entreprise, en contrepartie d'un salaire dont la détermination constitue le dernier élément principal du contrat de travail. Comme en droit civil ou commercial, le contrat constitue la loi des parties, s'impose à elles et exige respect. Mais en matière de relation individuelle de travail, il a jusqu'à présent toujours été considéré que le contrat de travail convenu entre les parties devait respecter des règles supérieures, dites d'ordre public, inscrites notamment dans la loi.

Cet ordre public est la conséquence du déséquilibre entre la position de l'employeur, donneur de travail, propriétaire de l'entreprise, titulaire du pouvoir économique, et celle du salarié qui n'offre que sa prestation, souvent en concurrence avec d'autres. Il constitue une forme de protection minimale face à la volonté permanente et naturelle de l'employeur de se défaire des contraintes et de limiter le coût du travail. Le contrat de travail ne peut déroger à la loi ou encore à la convention collective, ou à toute autre source de droit applicable à la relation individuelle de travail, dans un sens qui serait défavorable au salarié. En revanche, tout aménagement, amélioration ou précision reste possible pour autant qu'il ne remette pas en cause les dispositions protectrices des salariés inscrites notamment dans la loi ou les conventions collectives.

Le concept original d'ordre public de protection permet à la loi de jouer le rôle d'un garde-fou général et inexpugnable applicable à toute relation de travail. Le salaire minimum, la durée légale de travail, les modalités de repos au cours de la semaine, le principe d'interdiction du travail le dimanche, ou encore les obligations de l'employeur en matière de garantie et de sécurité des salariés participent de cette logique. Dès lors et très traditionnellement, aucune source du droit du travail ne peut, en principe, déroger en défaveur du salarié aux protections minimales instaurées par la norme la plus favorable au salarié.

Ainsi encore, dans cette logique, si le contrat de travail ou l'accord collectif, notamment d'entreprise, est l'occasion pour les parties de convenir de modalités préférables à celles prévues par la loi ou un accord collectif d'un autre niveau tel qu'une convention collective, ce seront ces stipulations individuelles plus favorables qui auront vocation à s'appliquer. De la même manière, l'accord d'entreprise ne peut déroger au contrat de travail ou à la loi dans une direction qui serait contraire à l'intérêt du salarié.

L'introduction des "accords compétitivité-emploi" provoquerait la disparation de ces principes. Ils permettraient en effet à un accord intervenu au sein de l'entreprise de "déroger" non seulement à la loi, c'est-à-dire à toutes les protections minimales construites pour l'essentiel au cours du siècle écoulé, mais aussi au contrat de travail et aux protections suggérées par la matière et dont la nature a été rappelée précédemment. Les "accords compétitivité-emploi" autoriseraient ainsi à revenir sur le salaire convenu individuellement, sur les horaires de travail ou la période d'exécution de la prestation de travail, sur tout autre élément essentiel de la relation individuelle de travail et, pourquoi pas, sur les régimes généraux applicables à celle-ci : indemnité à verser en cas de licenciement, congés payés, période d'essai ou de préavis de rupture...

Pour illustrer cette singulière situation, imaginons la position qui pourrait être celle d'un ouvrier spécialisé ou d'un employé de banque. Lors de son engagement formalisé par la signature du contrat de travail, il convient avec son employeur d'une activité à temps plein qui se développerait selon des horaires traditionnels, grossièrement de 8 heures à 12 heures et de 14 heures à 17 heures, pour une rémunération de 2 000 euros bruts par mois. Quelques mois plus tard, compte tenu de circonstances qui restent à définir mais dont chacun a compris qu'elles seraient en lien avec la fluctuation du "carnet de commandes", la société employeur, après avoir négocié avec les salariés, pourra imposer à son collaborateur d'exercer son activité six jours par semaine, par exemple de 17 à 23 heures, dimanche compris, pour une rémunération de 1 200 euros bruts par mois. S'il peut être dérogé aux règles relatives au temps de travail, il pourra en effet l'être tout autant s'agissant des rythmes, du salaire minimum ou du travail dominical ou de nuit.

Cette "flexibilité" constituera un avantage certain pour l'entreprise. Celle-ci pourra en effet embaucher sans préoccupation puisqu'elle aura la possibilité de revenir sur ses engagements contractuels et sur la parole donnée. Pour les salariés et les ménages, les inconvénients sont tout aussi certains. Dès lors que le contrat individuel, comme la loi, ne pourront résister à l'accord d'entreprise dans sa nouvelle acception, le salarié sera soumis aux contraintes de cette nouvelle "flexibilité" : instabilité des conditions de travail, imprévisibilité du futur, enfin précarité de l'emploi, puisqu'il est parallèlement expliqué que le salarié qui refuserait les modifications issues de l'accord d'entreprise s'exposerait à un licenciement. Il est en outre à craindre que la rupture du contrat de travail n'intervienne alors pour une faute grave tirée de l'insubordination du salarié. Ce dernier sera au surplus privé de toute indemnité de licenciement et de préavis. La précarité du contrat de travail se doublerait ainsi d'une fragilisation économique de ceux qui refuseront la "flexibilité".

Au-delà de la déconstruction du droit individuel du travail que sa mise en œuvre produirait, la proposition relative aux " accords compétitivité-emploi " camoufle l'une des mesures les plus réactionnaires envisagées au cours des cinq dernières années. Les conséquences extravagantes précédemment évoquées sont heureusement le fait d'un mécanisme inapplicable qui interdit d'imaginer sérieusement que ces "accords compétitivité-emploi" puissent voir le jour. Ces difficultés juridiques et techniques insurmontables, comme les conséquences économiques et humaines précédemment éclairées, s'accompagnent d'une forte dimension démagogique. Le tissu économique français est en effet constitué, pour l'essentiel, de petites entreprises (94% d'entre elles comptent moins de onze salariés) dont les effectifs ne permettent pas la mise en place d'institutions représentatives du personnel et méconnaissent la représentation syndicale. Face à ces réalités sociologiques, la négociation collective au sein de l'entreprise est quasi impossible.

S'il s'agit au surplus de permettre la modification des conditions de travail des salariés telles que le temps de travail et les salaires, il est particulièrement difficile d'imaginer que l'un de ceux-ci acceptera la responsabilité d'une négociation et bénéficiera d'un mandat de la part des autres salariés afin de négocier, par définition, dans un sens défavorable à ceux-ci. La fausse bonne idée qui préside aux "accords compétitivité-emploi" soulève ainsi la vraie bonne question de la représentation des salariés dans les petites entreprises et des mécanismes de négociation au sein de celles-ci. Ce chantier n'était probablement pas celui que les initiateurs des "accords compétitivité-emploi" avaient à l'esprit...

source : le monde

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