Les gens n'ont plus le temps d'apprendre les bons gestes de travail et se font mal

Posté le 30 septembre 2014 | Dernière mise à jour le 13 mars 2020

Des entreprises qui délocalisent ou optent pour le "lean management" sans dommages collatéraux pour la santé des salariés, cela n'existe pas vraiment.

Anne-Florence Beauvois, directrice d'un cabinet de conseil pour les CHSCT l'a souvent constaté : les nouvelles formes d'organisation du travail, avec chronométrage des tâches et réunions debout, provoquent RPS, TMS et blessures.

Équipementiers automobiles ou électriques, SSII, industrie chimique, assurance… Anne-Florence Beauvois est amenée à intervenir au sein d'entreprises issues de tous les secteurs dans le cadre de son activité de conseil aux représentants du personnel, CE et CHSCT. Souvent, ils poussent la porte de Sextant Conseil – le cabinet dont elle est la directrice – en quête d'une expertise sur les conditions de travail des salariés suite à la mise en place d'une nouvelle forme d'organisation du travail. Le lean par exemple. Or pour la spécialiste, qui a une formation d'ergonome, ces nouvelles façons de faire ont des répercussions sur la santé physique et mentale des travailleurs.

Quelles nouvelles formes d'organisation du travail pèsent sur la santé des salariés aujourd'hui ?

Anne-Florence Beauvois : On distingue quatre fortes tendances sur les vingt dernières années. L'externalisation ou délocalisation, qui crée des tensions et augmente paradoxalement la somme de travail ; la montée en puissance des services à qui on impose les mêmes modèles qu'à l'industrie ; la financiarisation de l'économie qui fait que les entreprises n'ont plus de stratégie à long terme et réorganisent les services très fréquemment ; et puis le lean, avec l'idée d'un travail "maigre", où on optimise et on économise à toutes les étapes.

Les conséquences sur la santé des travailleurs sont-elles les mêmes ?

Anne-Florence Beauvois : Il y a des éléments qui coexistent, mais chacune a un impact à sa façon. Si je prends par exemple cette tendance qui consiste à appliquer au tertiaire les modèles de l'industrie, la standardisation qui en découle ne tient pas compte des spécificités des métiers ou des qualités de chacun. Ça génère un mal être, lié à la question de la "qualité empêchée", en même temps que des problèmes en termes de performance. À côté de ça, la financiarisation de l'économie, avec ses réorganisations régulières, provoque une perte des repères et une perte du bon geste. Au final les gens ne savent plus comment s'économiser sur le plan de la santé. Avec le lean, on constate les mêmes effets, mais décuplés : dès que quelque chose fonctionne bien, il est remis en cause pour produire plus vite et mieux.

Les risques psychosociaux sont le premier problème auquel on pense …

Anne-Florence Beauvois : Avec le lean bien sûr. On vous demande de vous astreindre à un certain type de comportement ; c'est une démarche extrêmement mauvaise pour la santé, car le travailleur n'a pas de marge de manœuvre. Mais il y a aussi des problèmes plus physiques, lié à l'augmentation des cadences. Si l'on prend par exemple la délocalisation : elle fait disparaître le travail, il est ailleurs. Mais dans certains cas, les salariés estiment qu'ils récupèrent un travail mal fait, sur lesquels ils doivent repasser. Ou alors ils préfèrent le faire directement car l'expliquer à un tiers va être trop compliqué. Ils se retrouvent alors avec des tâches de contrôle de la coordination avec les travailleurs éloignés qui ne sont pas comptabilisées dans son temps de travail. Et à côté de ça, il a toujours un travail à mener à bien...

Voit-on les troubles musculo-squelettiques reculer ?

Anne-Florence Beauvois : Les promoteurs du lean nous disent : "Le lean préserve des TMS, parce que les gens tournent, sont polyvalents, pas sur les mêmes postes, etc." C'est vrai qu'ils ont un travail plus varié. Mais dans les faits, ils ne sont pas préservés des TMS, puisque les délais d'apprentissage sont plus courts. Les gens n'ont plus le temps d'apprendre les bons gestes, les bons modes opératoires, et ils se font mal. Et puis il faut toujours être concentré : je suis intervenue dans une entreprise dans laquelle, lorsque l'opérateur se déplaçait d'un poste à un autre, il devait en même temps vérifier que la pièce qui venait d'être produite n'avait pas de défaut. Au risque de se prendre les pieds dans un des fils présents entre les postes.

Que font les ergonomes dans les entreprises qui prônent ces formes d'organisations du travail ?

Anne-Florence Beauvois : Dans certaines grosses entreprises, les équipementiers automobiles par exemple, il y a des ergonomes internes. Sinon, ce sont des consultants. Dans tous les cas, ils ont la vie dure. Ils travaillent, mais concrètement, leur mission est d'apporter un pansement pour remédier à une organisation sur laquelle ils n'ont pas la main. On va les voir et on leur dit : "Je veux une réduction d'espace, la superficie du poste de travail sera de tant, maintenant, qu'est-ce qui pourrait faire le moins mal aux salariés ?" Parfois, ils proposent quelque chose qui fonctionne. Mais quand la direction voit que ça fonctionne, avec le lean, c'est tout de suite remis en cause pour permettre d'augmenter la productivité.

Avez-vous constaté l'émergence d'autres formes d'organisations du travail nocives ?

Anne-Florence Beauvois : Pas vraiment, non. En fait, ce qu'on constate plutôt, c'est qu'on retrouve souvent la même chose partout. Pour le lean par exemple, comme ce sont les mêmes cabinets qui interviennent, on a tendance à retrouver les mêmes techniques d'une entreprise à une autre. Ainsi le chronométrage des tâches ou la réunion debout sont fréquemment utilisés. Ce sont vraiment des modes (voir notre article). Autre chose : j'ai constaté en intervenant chez un équipementier automobile que certaines entreprises veulent que leur client et leur sous-traitant de second niveau soient en lean. Autour de ces nouvelles organisations du travail, dans certains secteurs, il y a donc aussi une pression.

Source : par Claire Branchereau, actuEL-HSE

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