Amiante : affaire jugée mais pas classée

Posté le 2 février 2012 | Dernière mise à jour le 13 mars 2020

altLE PLUS. Quatre anciens dirigeants du Comité Permanent Amiante vont devoir répondre à la justice, accusés d'avoir fait du lobbying pour les industriels et d'avoir retardé l'interdiction de l'amiante, qu'on savait pourtant mortelle. Il a toujours fallu beaucoup de temps pour agir face à ce scandale, comme en témoigne David Desforges, avocat spécialisé dans le droit de l'environnement.

Tout est lent en matière d’amiante. Tout. L’action pathogène de l’exposition aux fibres meurtrières. L’incubation de la maladie. La réaction des employeurs. La réglementation des activités par l’Etat. L’intervention des décisions de justice. L’indemnisation des victimes. Tout est lent. Lorsque la maladie frappe, la mort aussi tarde à venir.

Une chronologie édifiante

1924 : premier cas d’asbestose rapporté par la littérature médicale britannique.

1931 : publication au Royaume-Uni des Asbestos Industry Regulations, réglementation de l’industrie de l’amiante, entrée en vigueur le 1er mars 1932.

1950 : décret du 31 août inscrivant l’asbestose au tableau n° 30 des maladies professionnelles (France).

1977 : arrêté du 29 juin portant interdiction du flocage de revêtements à base d'amiante dans les locaux d'habitation.

1982 : création du Comité Permanent Amiante (CPA).

1996 : décret du 24 décembre relatif à l’interdiction de l’amiante, pris en application du code du travail et du code de la consommation.

2001 : mise en place du fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante par le décret du 23 octobre 2001 relatif au fonds d'indemnisation des victimes de l'amiante institué par l'article 53 de la loi no 2000-1257 du 23 décembre 2000 de financement de la sécurité sociale pour 2001.

2004 : arrêt d’assemblée du Conseil d’Etat du 3 mars (n° 241.153) confirmant la condamnation de l’Etat pour faute lourde en matière de prévention des risques liés à l’exposition professionnelle à l’amiante.

2012 : mise en examen de 4 anciens dirigeants du CPA pour "homicides, blessures involontaires et abstentions délictueuses".

Ni point d’orgue, ni point final à ce lent scandale, ces mises en examen, la procédure qui devrait s’ensuivre et la décision qui sera prononcée – tardivement sans doute quel qu’en soit le dispositif – permettent de suggérer à ce stade de l’histoire et en guise d’analyse, l’enchaînement des circonstances.

1950-1977 : l’inertie conjoncturelle

Que s’est-il passé de 1950 à 1977 ? Rien. Rien parce que cette génération fut celle de la reconstruction et de 30 années de croissance presque ininterrompues. Rien encore parce qu’à cette époque la France construisait, bâtissait, érigeait et que dans cette France de l’après-guerre, l’amiante était l’un des matériaux "naturels" de ces grands travaux. La sécurité au travail n’était pas la préoccupation du moment. Peut-être, paradoxalement, parce que tout le monde avait un travail. En ce qui concerne l’amiante, c’était le temps d’une inertie portée par une conjoncture exceptionnellement favorable.

1977-1997 : l’inertie orchestrée

En 1977, la réglementation se durcit. La conjoncture aussi. La France entre sans le savoir dans l’ère du chômage de masse. Il y est toujours. La filière amiante s’organise. C’est légitime. La réglementation, ne doit pas, ne peut pas entraver l’activité du secteur. Le discours est d’ailleurs rôdé. Quand le bâtiment va, tout va. L’amiante c’est de l’emploi. L’emploi, c’est la croissance. Il ne faut donc pas toucher à l’amiante.

Quelle profession n’a pas déjà développé auprès des pouvoirs publics ce syllogisme en forme de menace ? La restauration hier. Le nucléaire aujourd’hui. L’automobile souvent. A l’époque, la France est le premier transformateur d’amiante en Europe. Le CPA va donc s’efforcer de promouvoir une utilisation raisonnée de l’amiante. Ce faisant, il minore le risque pour retarder l’avènement d’une réglementation plus contraignante. C’est le temps de l’inertie orchestrée.

L’Etat en blouse blanche

Et pour mieux appuyer son propos, le CPA s’attache les services d’une institution irréprochable : l’INRS (Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles), association loi 1901, gérée par un conseil d'administration paritaire constitué de représentants des organisations des employeurs ou des salariés. Organisme généraliste en santé et sécurité au travail, l’INRS est soumis au contrôle financier de l’État. Il est alimenté par les cotisations Accidents du travail et maladies professionnelles des entreprises qui cotisent au régime général de la Sécurité sociale. Dans la nébuleuse des organismes-conseil, l’INRS est une signature impartiale. L’Etat en blouse blanche, ou presque. Les lessiviers ont eux aussi recours à cette imagerie scientifique pour vendre leurs enzymes gloutonnes. Et ça marche.

Tout a été trop lent, mais tout a déjà été dit aussi. L’Arrêt d’Assemblée du Conseil d’Etat de 2004 est dépourvu d’équivoque : "compte tenu des données scientifiques alors disponibles", un risque "connu et grave", le "caractère hautement cancérigène de la substance", un "nombre de maladies professionnelles et de décès liés à l’exposition à l’amiante [qui] ne cessait d’augmenter depuis le milieu des années cinquante". En 2005, un rapport sénatorial enfonce encore le clou, douloureusement.

50 ans de faute collective

J’ai dans mon bureau un ouvrage rédigé par un groupe d’associations syndicales. Son titre (illustré d’une tête de mort sur fond de photographie en noir et blanc de la tour centrale de l’université) : "Jussieu : amiante, danger de mort". Cet ouvrage a été publié en 1968. Les travaux de désamiantage ont été engagés en 1995. Pour trois ans. Le chantier ne sera pas achevé avant 2015. Le montant des travaux s’élèvera à 1,8 milliards d’euros pour un budget initial de 183 millions. La Cour des comptes s’en occupe. Son rapport de 2011 sur le sujet est accablant. 1968-2015, presque 50 ans.

La mise en examen des quatre anciens dirigeants du CPA ne nous apprendra rien que nous ne sachions déjà. Elle ne nous donnera pas non plus à voir que nous n’ayons déjà observé. Au contraire. L’Etat a fauté. C’est jugé. En se penchant maintenant sur les personnes, la justice va aussi examiner cette faute dans son mode opératoire et sans doute mettre au jour une mécanique qui risque de rappeler singulièrement d’autres affaires.

source: leplus.nouvelobs.com

Espace CHSCT, plateforme N°1 d'information CHSCT, édité par son partenaire Travail & Facteur Humain, cabinet spécialisé en expertise CHSCT et formation CHSCT